De si belles déchirures

Cybèle est l’épouse d’un grand reporter international souvent absent. Voyant ses trois adolescents quitter simultanément le cocon familial, elle glisse pas à pas vers une dépression.
Son mari lui propose l’aide d’un coach, Alexandra, mais elle découvre plus tard que cette dernière est la maîtresse de son mari. Son monde s’écroule de nouveau.

“Il n’y a pas de hasard, il n’y a que des rendez-vous” disait Paul Éluard. Parfois, les certitudes ne sont qu’apparences. Cybèle devra plonger dans ses déchirures pour trouver cette vérité enfouie au fond d’elle-même…

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Extraits du livre

Chapitre “Décalage de mon axe sur un aller Tokyo-Paris

Tokyo. Mandatée par mon entreprise pour élaborer un accord de commercialisation d’un logiciel informatique sur l’Asie, avec un partenaire nippon spécialisé dans le domaine, j’avais déjà effectué trois voyages dans ce si fabuleux et contrasté pays. Les discussions avaient été menées tambour battant et nous avions fixé le cahier des charges des modifications à effectuer pour rendre notre logiciel compatible avec les usages en Asie. Cette dernière réunion consistait en une finalisation de cet accord sur le document technique et permettrait d’asseoir la phase marchande proprement dite. 

J’avais demandé à mon patron de venir avec moi rencontrer les dirigeants de l’entreprise nippone. J’avais essuyé un refus poli, mais net. C’était à moi de mener cette négociation. J’eus beau arguer que les Japonais étaient sensibles aux honneurs, à la politesse et que sa participation serait un geste qui les honorerait, rien n’y fit. Tout juste consentit-il, après moult palabres, à envoyer un cadeau sous la forme d’une caisse d’excellent champagne. Là encore, j’aurais préféré de loin un grand cru d’un château bordelais avec photo dudit château, plus en accord avec la phase actuelle de nos échanges, et mieux perçu par nos hôtes. Le vin effervescent si réputé aurait été de mise à la signature de l’accord commercial final. 

Mon « boss » ne daigna pas me suivre sur ce point. J’appris rapidement que sa famille détenait quelques chais du côté d’Épernay, et qu’il avait peur en avion. C’était ce qu’ il racontait. En fait, son épouse était très malade et cela lui interdisait des déplacements lointains. C’était hautement regrettable pour elle, mais aussi pour les affaires. 

J’abordai cette réunion à Tokyo avec une confiance toute relative. Je m’excusai au nom de la société de l’indisponibilité de son dirigeant. En retour, j’eus de légers signes de tête qui pouvaient me faire accroire à un assentiment ou à un sentiment de réelle compréhension. Je sentais que derrière l’impassibilité des visages se cachait une vraie déception. J’avais en face de moi sept hommes, cadres de haut niveau. L’ambiance était glaciale. Je frissonnais dans mon corsage bien boutonné sur un tailleur strict bleu. À penser qu’ils avaient diminué exprès la climatisation… Nous étions debout face à face, de chaque côté de la table. Personne ne m’avait invitée à m’asseoir. Aucun rafraîchissement sur la table vide, hors deux contrats posés devant nous. 

Nous signâmes l’accord : le cadre technique japonais, sur un signe du dirigeant, parapha les deux exemplaires d’un geste vif, les retourna et les poussa devant moi. Ce fut mon tour d’apposer ma griffe sur les documents. Il semblait hors de question pour le patron de mettre son nom sur cet accord sans avoir en vis-à-vis un interlocuteur d’égal niveau. 

Mes interlocuteurs ne voyaient en face d’eux qu’un petit bout de femme et ressentaient de l’humiliation à ne pas être considérés comme ils le devaient. Nous prîmes le vague engagement à continuer à travailler prochainement sur la partie commerciale depuis nos sites respectifs. 

Les hommes se raidirent sur un signe du patron, me saluèrent d’une courbette du buste et quittèrent la salle, en me laissant un exemplaire de l’accord approuvé et la caisse de champagne non ouverte, posée sur une desserte éloignée de la table. La secrétaire réapparut pour me guider vers la sortie, avec un sourire poli, et des tout petits pas rapides. 

Techniquement, du point de vue européen, j’avais réussi ma mission. L’accord était paraphé. Nous allions pouvoir mettre les équipes techniques en ordre de marche. Du point de vue de la culture nippone, c’était un outrage, malgré la caisse de champagne. L’affront m’avait été poliment, clairement renvoyé. Sachant que j’étais considérée comme le numéro deux de l’entreprise française, le responsable financier japonais aurait dû signer. Le responsable technique qui avait paraphé l’accord devait être le numéro six ou sept dans la hiérarchie de la société nippone. 


Chapitre “Bonheur, désirs et souffrances

Aller au cinéma, boire un pot dans un bistrot d’une petite rue, où Peter était connu, car il avait réalisé un reportage sur les coulisses de l’Opéra proche, nous semblaient des occupations extraordinaires tant nous les vivions au présent, sans souci du passé ou de l’avenir. Dans ce vieux café, comme il n’en existait plus guère, le patron, un ancien qui avait travaillé à la Poste du temps où elle s’appelait encore PTT, avait récupéré des portes de cabines téléphoniques et avait construit son bar à partir de ces matériaux. Cela donnait un air patiné, désuet à son bar, d’un autre âge. Depuis plus de trente ans, l’octogénaire, chaque matin, astiquait et lustrait son bar. Il racontait qu’on lui avait proposé des sommes astronomiques pour racheter son commerce. 

— Pas question ! avait-il déclaré. Quand j’aurai cent ans, je serai encore là, à servir derrière mon bar ! 

Les habitués partaient tous, les uns après les autres, d’un mauvais cancer, d’une angine de poitrine, d’un phlegmon aux fesses pour l’un, d’une récidive de vérole contractée dans un bordel de Shanghai pour un autre, mais lui restait droit et fidèle à sa mission : servir derrière son bar. 

Les murs étaient tapissés de photos avec des autographes des plus grands ténors et des plus petits chanteurs. Tous étaient passés par ce bistrot. Le patron connaissait la plupart des airs d’opéra avec une passion pour les opéras russes : il chantait bien et connaissait le livret du Chevalier avare de Rachmaninov à la perfection. Le texte était d’Alexandre Pouchkine, excusez du peu. Il nous fit vivre cette après- midi une belle partie de la scène 2 où le Baron, la nuit, descend dans la cave contempler son trésor accumulé, sou à sou, depuis des années. 

La puissance vocale de baryton basse du cafetier était impressionnante. Toute la rue connaissait le patron, sa voix, ses goûts pour les opéras et certains avaient de fait fini par apprendre, à leur insu, les airs et les paroles de ce Chevalier avare.

Le personnage était tel qu’il aimait chanter les passages où il expliquait comment il avait extorqué sa fortune aux pauvres. Là, il changeait les paroles et mettait en scène le chef de l’État, les ministres du moment en déclamant leurs noms de manière forte. Il ajoutait aussi aux paroles de Pouchkine des termes comme « voleur, gredin, escroc, fripouille, sacripant, pendard, mécréant ». 

Dans la rue, pas une personne ne doutait qu’il réussirait son pari de servir derrière son bar à l’âge canonique de cent ans. Son entraînement vocal quotidien et la ferveur qu’il mettait à dénoncer, en chantant fortement, les « chacals, rapiats, pressureurs et fripons » le préservait de toute atteinte de maladie ou de vieillesse précoce. 


Chapitre “La lettre

« Aujourd’hui, devant ce miroir, tu ne peux plus te retourner et me demander de me taire. Aujourd’hui, ce n’est plus de ta beauté physique, c’est de la beauté de ton âme qu’il te faut rendre compte.

Briser le miroir pour découvrir qui est derrière la glace sans tain. C’est comme si tu enlevais le maquillage de ton visage et regardais tes traits sans fard, avec des rides, avec des cernes, avec des petites crevasses, des commissures au coin des lèvres, des taches sur la peau. Seras-tu pour cela moins belle que sous le maquillage ? Pour quelqu’un de non averti, pour du papier glacé, oui, probablement.

Mais à tes yeux ? Qu’en dis-tu ? Chaque cerne, chaque ridule, chaque défaillance de la peau représente un événement de ta vie, un épisode où tu as eu à faire face, à défendre tes enfants, à s’inquiéter pour eux, à attendre mon retour… Chacun de ces marqueurs a rendu ta vie belle et te rend belle. 

Quand tu es dans mes bras, je ne pense pas à ce maquillage, à ce que pense autrui, à ce que ton miroir te renvoie. Je pense à ce qui est au fond de ton cœur, à la passion qui est tienne, à la générosité qui est tienne, à l’amour qui te baigne et te rend si belle. Et dans ces moments, chaque imperfection te rend plus humaine, plus accessible et souligne en même temps la grandeur de ton âme en contre-point. »

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