Road 66

Un homme arrivait dans le soir couchant sur la route 66.

La cadence de cette highway semblait définie par les poteaux téléphoniques, leurs câbles dessinaient des arabesques dans le rougeoiement du soleil.

Ombre incertaine flottant entre les mats plantés, un homme arrivait. Probablement abandonné par un truck lors du dernier croisement vers l’Interstate 40. Par 35° de température encore en cette fin de journée, un homme arrivait. A pied !

Accoudée à la rambarde, Célia buvait une bière. Manches retroussées dans une chemise rouge et noire, jeans délavés et bottes défraîchies par la poussière et les pierres du désert. Elle regardait cet homme, anachronisme ambulant, marchant dos au soleil. Le dernier véhicule qui s’était arrêté au motel était un antique spider, pétaradant et fumant. Il venait de repartir, après que machine et homme se furent désaltérés.

Elle distingua la guitare accrochée au dos. Ainsi, c’était un routard de la 66. On en voyait encore. Quelques uns. Nostalgiques des années 60 et de la mythique road, de « Easy Rider », de « Duel » ou de « Paris, Texas ». Nostalgiques de la Ford T, des bikers, du blues de Chicago à L.A., des Black Mountains, des Indiens Apaches ou Creeks, des canyons…

Il voudrait une chambre pas chère et il repartirait demain, sans avoir beaucoup parlé. Il porterait la barbe et lirait Hemingway ou Chandler. Il irait ainsi des mois sur la Main Street of America, à la recherche de l’inspiration et d’émotions, homme, aujourd’hui encore, perdu dans cette immensité, le long de ce ruban d’asphalte noir luisant sous le soleil du Nouveau Mexique.

Célia rentra dans le bar du motel et avertit Jim qu’un roadman arrivait. Il eut un haussement d’épaules indiquant par là que les affaires ne feraient pas encore ce soir le bond promis par le candidat républicain aux élections sénatoriales, comme il venait de s’y engager de manière péremptoire à la télévision, entre deux spots sur la bière et les frigos.

Jim détestait la poussière et le désert rocailleux, les serpents, les cactus, les araignées, les roadmen, les flics, les politiciens … Il n’aimait que lui-même et un peu Célia. Il attendait vainement de gagner un peu pour quitter cette zone. Mais il savait aussi que jamais Célia ne voudrait partir. Tant pis. Lui, il partirait.

Originaire d’Albuquerque, de Central Avenue plus précisément, quelque part au milieu de cette avenue de 27 km de long, Célia avait racheté ce vieux motel un peu délabré en pleine campagne, à côté d’un pueblo déserté, et semblait prendre un plaisir certain à maintenir cette bâtisse en état, et à servir des camionneurs, des représentants, tous de passage, tous pressés, tous écrasés de chaleur et de poussière.

Mais ses cafés, cookies, burritos, tacos et pancakes étaient réputés à deux cents miles à la ronde et certains attendaient cinquante miles pour pisser, rien que pour déguster les fameux gâteaux et boire un café. « Get your kicks on the Route 66 » comme ils disent du côté de Springfield. « It’s the only way to go » se récita Jim, désabusé.

Son esprit prit la tangente et il pensa à la nuit à venir avec ses potes, à boire et à jouer aux cartes, servis par la belle Lola, qui, pour quelques trente dollars par personne, accepterait de servir topless, de se faire pincer les fesses puis plus tard, de se faire caresser et de se faire sauter par un des compères, tiré au sort. Un seul. C’était la règle. Jamais plus d’un seul. C’était cela le deal. Excitant en diable. Les autres pouvaient assister, participer aux caresses mais un seul homme aurait les faveurs finales de la belle. Personne n’aurait essayé de violer la règle, et la plantureuse Lola par la même. Personne. Le mari assistait à la séance, en retrait. Il ne participait pas. C’était sa façon de prendre du plaisir. Il était de plus armé. Il aurait mis une balle dans la tête de qui aurait transgressé cette loi. Et comme c’était le shérif…

Ce soir serait son soir de chance. Jimmy en était persuadé. Une fois seulement, il y avait quatre ans, il avait été le « happy one », le « lucky guy » de la soirée. Il en gardait un souvenir un peu flou mais pourtant ô combien magnifié dans son inconscient par la débandade de ses fantasmes.

Le temps que les idées salaces de Jimmy s’estompent, le routard entrait dans le motel, en saluant de manière vague les quelques occupants du bar. Il s’installa en coin d’une table, près du juke-box et mit un disque de rock’n’roll des années 60. Alors, seulement, son visage prit un air de repos. Il étendit ses jambes, puis croisa ses bottes poussiéreuses l’une sur l’autre. Il commanda une bière à Célia qui s’était approchée et se lova dans la musique, tout son corps semblant s’étirer et prendre la forme d’un arc, sur la chaise.

A la fin du morceau, devant la bière apportée, il ouvrit les yeux, alluma un restant de stick et après avoir tiré une bouffée âcre du mégot, trempa ses lèvres desséchées dans la mousse fraîche. Il goûta cet instant de pur bonheur. Chacun pouvait discerner le sentiment de contentement sur cette face burinée, sous la toison blond cendrée, collée par la sueur et la poussière. Le juke-box reprit son travail mécanique de crachotement et de lecture de galettes.

Célia regardait l’étranger depuis le bar et se demandait quelle motivation pouvait pousser un homme jeune à errer sur ces routes, solitaire. Au nom de quelle quête, de quelle recherche ? Elle en était là dans ses interrogations quand se produisit l’incident.

Inattendu. Imprévisible. Incompréhensible.

Jim s’était approché du juke-box et avec autorité, il débrancha l’appareil en arrachant la prise. Le disque chuinta, gémit et se tut. L’étranger se leva comme si un serpent à sonnettes l’avait piqué et foudroya Jim du regard. Les deux hommes semblèrent s’affronter un instant. L’étranger dépassait d’une bonne tête Jim. Un instant, Célia crut que le jeune allait frapper son homme. Un instant.

Puis lentement, l’homme se rassit et calmement, sortit de son havresac, une mini platine laser, y enfourna d’un air décidé, une galette des Doors et se colla deux écouteurs sur les oreilles. Il posa les pieds sur le coin de la table et reprit sa bière. Tout son corps semblait swinguer de l’intérieur, au rythme des intonations de la voix éraillée de Jim Morrison ou aux allants des drums de Densmore.

Célia ne comprenait pas ce qui s’était passé dans la tête de Jimmy mais, dans le silence du bar, elle remerciait intérieurement l’attitude de l’étranger. Décidément, Jimmy lui était vraiment de plus en plus étrange ces temps derniers. Elle savait que ce job ne lui plaisait pas mais de là à agresser les clients…

Jim était appuyé de manière faussement nonchalante, au juke-box muet, et il regardait l’étranger qui lui tournait de trois-quarts le dos. Tout dans son attitude respirait la provocation, la recherche de l’affrontement.

Célia s’approcha et gentiment, calmement, lui mit la main sur le bras pour l’emmener à l’extérieur du bar, dehors, ou dans la réserve. Il résista et refusa de quitter l’appareil auquel il semblait tout à coup si attaché. Célia insista et lui dit doucement : « Viens Jimmy, laisse cet étranger. Il partira demain. Il est sans importance ». Jim la regarda, les yeux voilés, et semblant lentement revenir à lui, il se décida et prit la sortie avec Célia. Il cracha avec force dehors, sur le pas de la porte, en regardant une dernière fois l’intrus, et sortit bruyamment. Il jeta un coup de pied rageur dans une pierre, monta dans le vieux V8 et, dérapant dans la poussière, prit la route 66 en direction de Laguna.

Célia soupira et rentra. Son homme reviendrait demain, au petit matin, probablement ivre. Ou le shérif le ramènerait, comme une fois déjà, en râlant contre les alcooliques et les dangers qu’ils représentaient. Célia l’avait remercié doublement car il aurait pu être moins « coulant » et garder son homme en cellule de dégrisement, ce qu’il avait promis de faire à la prochaine incartade de cette nature.

Après avoir bu sa bière, lentement, écouté sa musique, terminé son joint, l’homme rangea le laser, se leva, prit un sandwich au bar, quelques cookies maison, demanda une chambre. Il paya d’avance, comme il sied, parla peu, regarda Célia avec tendresse et un peu d’interrogation au fond de ses prunelles claires, prit sa clé et se dirigea, la guitare sur l’épaule, vers sa chambre.

Quelques heures plus tard, Célia ferma l’établissement, après avoir oublié l’incident.

Jim n’était pas rentré mais cela restait dans l’ordre naturel des choses pour Célia qui s’endormit fatiguée et heureuse de sa journée. En fermant les yeux, elle perçut distinctivement une mélopée jetée sur une guitare. Ainsi l’homme ne dormait pas encore et poursuivait son trip musical. Célia se retourna dans le lit, avec un sourire et une pensée douce pour l’homme. Puis elle sombra dans le sommeil.

Le lendemain, très tôt, on retrouva l’homme sur le bord de la route 66, le cou et le dos fracassés. Sans sa guitare, sans son havresac, restés dans la chambre du motel. Dans le fond du sac, dans une poche, l’adjoint du shérif retrouva une photo dédicacée de Lola, avec du rouge à lèvres dessus…

Le shérif conclut avec assurance à un nouvel accident de la circulation.

Sur la Mother Road, la route 66…

Moquaden Shomiti.

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