Un dernier après-midi ensoleillé prévu… La chaleur est encore présente sur la ville de Nancy en cet avant- dernier dimanche de septembre, dernier jour de l’été, dernière journée du patrimoine pour l’année 2019. Hier, c’était patrimoine mais aussi braderie. Quand le mercantile percute le culturel… La foule en ville. Pour quel parti ? Commerce ou culture ? Les deux ? Mais ce dimanche, c’est uniquement culturel. Accompagnant un petit neveu, mon épouse et moi, jouant le rôle des anciens, donnons à découvrir quelques lieux symboliques forts de la ville, accessibles rapidement, sans attente excessive. Et puis quittant prochainement Nancy, nous faisons en quelque sorte une « tournée d’adieu », une ultime visite aux bâtiments locaux : l’extraordinaire musée de l’École de Nancy, la chapelle des Cordeliers, l’église St Èpvre, l’Opéra de Lorraine…
A chacun de ces lieux se rattache une part de souvenirs, de rêves, de sons, de couleurs.
Le musée, c’est la vue de ces mobiliers, vases, tableaux, joyaux architecturaux où les lignes rectilignes, les carrés, les rectangles, les angles, les coins sont enjolivés, contenus, accompagnés, rehaussés, revisités, effacés par des lignes courbes s’évasant telles les racines d’un arbre montant à l’assaut du ciel, telles des lianes se couchant mollement pour mieux étrangler le style quasi germanique, telles des serpents ondulant autour de leur proie pour mieux les étouffer. Dans les cris d’agonie de l’ancien monde stylisé, un art nouveau, révolutionnaire, sortit des fourneaux, des fours, des crayons, en un jet puissant, bouillonnant, fusionnant, tourné vers la nature, la poésie, la douceur, la paix. La dureté, le chaos effacé pour garder la rationalité des formes et la souplesse du compromis du vivre-ensemble.
« Plus jamais cela » ne disait-on pas en 1871, à la sortie d’une guerre qui nous vit être dépouillés de l’Alsace et d’une partie de la Lorraine. « Plus jamais cela ».
« Mort à la Prusse, à nous le Rhin, le Rhin, le Rhin » chantait-on en 1918. L’art nouveau était passé. Il avait vécu. Il avait perdu. Le rêve avait fait place à la plus grande boucherie humaine. « Plus jamais cela » ne disait-on pas de nouveau en 1920.
« On ira pendre notre linge sur la ligne Siegfried » chantait-on en 1939. L’art déco était passé. Il avait vécu. Il avait perdu. Le rêve avait fait place à la plus grande conflagration de l’humanité et avait vu le pire des holocaustes sauter à la tête des fous sanguinaires qui avaient émergé.
Si le rêve avait capoté par deux fois à s’inscrire dans une matérialité durable, il restait des œuvres prodigieuses, des messages, des preuves de la pensée et du génie humain. Si quelqu’un rencontre dans cette vie ou dans une autre vie future, l’âme d’Eugène Corbin, qu’il la remercie, qu’il la vénère pour avoir donné, à l’Humanité et à cette ville de Nancy, tant de trésors qui nous sont parvenus de ces génies de « l’Ecole de Nancy » que furent Louis Majorelle, Antonin Daum, Eugène Vallin, Émile Gallé, Victor Prouvé, Jacques Grüber, Henri Bergé, Jules Larcher, Lucien Wiener, Émile Friant, Camille Gauthier, Oscar Berger-Levrault, Charles André et tant d’autres…
Si peu de généraux de 1870 ont laissé de traces – ces branquignoles souvent décriés comme tels par Zola, trop soucieux de leur maréchalat et si peu soucieux des intérêts de la France – les généraux Foch, Pétain, Guillaumat, Nivelle, Gouraud, Fayolle, Franchet d’Espèrey et même un général Gérard ont enlaidi nos parcs et avenues, rues, squares, de leurs noms ou de leurs faciès, en pied ou en mâle position sur un cheval cabré…
Combien de squares, rues, avenues, combien de représentation de ces ferronniers, architectes, dessinateurs, peintres, verriers, céramistes, graveurs de l’École de Nancy représentés au labeur sur leurs œuvres ? Combien ? Sur les 483 rues, 50 places, 40 allées, 25 impasses, 21 avenues et 20 sentiers de Nancy – la ville qui a le plus honoré ces membres de ce mouvement artistique et humanitaire si fécond – près de quarante lieux font référence à des militaires de haut rang, et quinze seulement à ces passionnés de l’art.
Certes, « l’art militaire » et la bravoure de ceux qui s’en réclament doivent être honorés, certes les périodes militaires de l’Histoire ont été plus longues que les périodes où « l’art civil » faisait consciemment florès. Certes, certes…
Mais qui militera demain pour le rétablissement de ces noms et de leur art à leur juste place, qui parlera de ces génies dans les écoles rencontrera mon plein assentiment et soutien !
La chapelle des Cordeliers, c’est cette formidable, ahurissante tour qui s’élève et se termine par une coupole octogonale peinte au-dessus d’une verrière. L’église et la chapelle vous permettent de réviser le vocabulaire religieux ou funéraire si riche de notre pays : bénitier, stalle, retable, oratoire, paroisse, gisant, relique, châsse, cénotaphe, enfeu, tombeau… Je n’ai jamais rien saisi à l’ascendance et à la descendance des Habsbourg-Lorraine ; des Saxe-Meiningen ; de l’histoire des ducs de Lorraine, de Bar, de leurs relations avec les évêques de Toul, de Verdun ; des Vaudémont qui furent comtes, parfois évêques, parfois cardinaux de nom… Je m’y perds dans les Hugues Ier, Gérard Ier, René II, François Ier qui fut aussi un François III, Charles III, Henri III… Mais je sais que le graveur Jacques Callot et le peintre Jean Le Clerc sont inhumés dans le cloître jouxtant l’église… Et cela me semble plus important de connaître ces deux lascars qui se sont baignés dans les eaux fortes et les peintures des Caravage, des Giulio Parigi, à Rome, à Florence ou àVenise.
L’église – la basilique – St Epvre aux 74 vitraux ahurissants de hauteur et de beauté me rappellent d’autres souvenirs. Celui d’un bambin de huit ans, planté un jour devant cette basilique et ne voulant plus en bouger, muet et statique comme une pierre. Que pouvais-je faire, en pauvre père un peu perdu, devant cette situation inhabituelle ? J’analysai la situation : le gamin ne risquait rien, il semblait calme, sain, en bonne santé. Je décidai d’attendre. Au bout de plus de dix minutes de cette contemplation, il décida de sortir de son attitude et déclara tout de go « Çà y est, on peut y aller. J’ai compris. Quand je serai grand, je serai nettoyeur d’église !». Exit les rêves de pompiers, de cascadeurs ou d’inventeurs. Le nouveau concept était nettoyeur d’église… Il est vrai que la circulation dense à l’époque avait pollué gravement les pierres… Une entreprise spécialisée a depuis pris à son compte ce nettoyage. Mon fils était, pendant cette période de remise à niveau de l’édifice, juste devenu « grand ».
La basilique, c’est aussi le point de départ de la recherche désespérée d’une place de stationnement deux fois par semaine le soir pour me rendre à la MJC du même nom, rue du Cheval Blanc, pour y officier dans un cours d’art martial. C’était le traditionnel pot que nous buvions en face, dans un bar à bières, pour évacuer l’excès d’acide lactique qui allait le lendemain engourdir nos muscles… Du moins, c’est ce que nous nous racontions…
L’opéra, c’est le chant, la musique, le phrasé, inaccessibles en pratique, incompréhensibles souvent sans une éducation adéquate… C’est aussi une rencontre d’une danseuse, puis d’un membre de l’orchestre, c’est le suivi de leurs relations de méfiance, de défiance, de jalousie de leurs collègues ou envers leurs collègues. Patrick D. avait complimenté ou simplement parlé avec une danseuse, la Cour était en émoi, ma danseuse amie aux enfers… Une allusion sur le poids prenait des allures de bérézina… Un regard le lendemain du maître et tout était profitabilité, don, joie, amours débridés… L’exacerbation des sentiments était telle que les cintres devenaient un lieu d’intrigues, voire de coups bas sur le « plateau » avant le lever du triple rideau. Vivre cela de l’extérieur nécessitait un certain recul que je sus prendre rapidement et définitivement.
Mais gloire à ces artistes à l’égo souvent démesuré, à la confondante naïveté, à la passion ultra-réflexive de leur corps, à la tension de ce corps et à la douleur physique qui y est chevillée à force de travail et de contraintes, au labeur incessant, ingrat, aux gammes terribles… Gloire à ces danseuses qui se sentent heureuses comme des divas adulées quand les applaudissements crépitent…
Pour finir sur une note goguenarde et gourmande cette journée dans le passé, je retracerai bien volontiers les échanges et impressions laissés dans un des piliers de la convivialité de la place St Stanislas. Nous nous installâmes en terrasse d’une brasserie dont le nom rappelle la sculpture, la peinture, l’architecture, la poésie de la Renaissance italienne… Choix d’une place en terrasse, à côté de deux jeunes femmes chinoises un peu perdues avec leur carte. Une terrasse aux trois-quarts pleine et une attente longue probable. Ce fut le cas. Un serveur se détache enfin vers nous pour prendre une commande sans que nous ayons pu consulter la carte. Mais un serveur à votre table est un serveur qu’il faut renseigner, sinon vous êtes repartis pour une bonne vingtaine de minutes d’attente supplémentaires…
Nous commandons donc une gaufre avec cette pâte américaine de cacahuète et de plein d’autres choses, fabriquée en Italie, avec crème chantilly pour le gamin. Mon épouse demande un citron pressé, mais ce jour, pas de fruits pressés. Elle suggère un jus de pamplemousse mais pas de jus de pamplemousse. En tout cas, pas sur la liste électronique de la petite boite du serveur mais, conciliant, il inscrit quand même jus de pamplemousse, « juste au cas où » nous dit-il. Pour moi, je demande une glace au café. Il me propose une glace coppa café avec trois boules de glace et un café chaud dessus. Un grand cru torréfié à l’italienne. J’acquiesce. En renonçant à la chantilly. Départ de la commande.
Le serveur revient après seulement deux minutes à notre table pour y déposer … l’addition. De ma longue carrière passée dans les bistrots, cafés et autres lieux où boire et manger sont la qualité, jamais je n’avais vu arriver la note avant les produits commandés. J’en restai bouche bée. Le serveur était déjà reparti à l’autre bout de la terrasse. Cinq minutes d’attente, et ma facture toujours à la main, je vois arriver un autre serveur qui me demande si nous avons passé commande. Très aimablement, je lui réponds que oui, j’ai même la note à la main mais pas encore la commande et lui signale que les deux petites chinoises d’à côté arrivées avant nous, n’ont toujours pas eu l’honneur d’être visitées.
Volte-face du serveur qui engage la discussion en anglais. Sans préjuger du dialogue qui ne me concernait pas, les deux jeunes femmes se lèvent et partent apparemment fort courroucées. Cela faisait déjà 45 minutes d’attente à notre niveau, plus pour elles, sans résultat.
Notre serveur réapparut avec la gaufre et une grosse cuillère. Que faire d’un tel engin donné à un enfant pour découper une gaufre ? Mon épouse se lève, se dirige vers la desserte à l’intérieur et revient avec fourchette, couteau et serviette pour que l’enfant puisse manger sa gaufre dans des conditions correctes. Puis un verre d’eau et le jus de pamplemousse « juste au cas où » arrivent au bout de deux minutes. De glace, point. Cinq minutes encore. Je rappelle le serveur qui revenait du bout de la terrasse avec un plateau et lui rappelle ma glace. « Ah, oui, votre glace… Elle n’est pas arrivée ? Je vais voir… ».
Une serveuse nouvellement apparue dans mon paysage visuel, porteuse d’un énorme plateau recouvert de boissons en tous genres, dépose bruyamment l’encombrant et lourd objet sur la table délaissée par les chinoises. Puis elle repart.
Là, nous assistons à une ineffable cacophonie. A qui appartiennent ces boissons ? A quels serveurs doivent-elles échoir et pour quels clients ? Chaque serveur prend ce qu’il croit être pour une de ses tables… Le résultat est sans appel, certaines tables sont livrées partiellement, comme nous d’ailleurs – j’attends toujours ma glace coppa café – et il reste des boissons sur le plateau, sous le soleil…
Un serveur décide, après épuisement des possibilités en terrasse et après consultation de ses collègues, que les boissons restantes sont donc pour les clients de l’intérieur et rapporte le plateau à l’intérieur… Cette séquence dura de cinq à sept minutes. La gaufre est avalée, le jus de pamplemousse bu quand arrive ma glace coppa café. Pas de café chaud sur la glace comme annoncé, disparition de toute trace de glace au profit d’une crème liquide légèrement brunâtre, à l’odeur puissante d’amaretto non prévu au programme… J’interpelle le serveur pour lui demander si cela est bien une glace coppa café. « Affirmatif » est la réponse. Nous sommes donc dans le registre militaire. A la question posée de l’existence ou non du café chaud – cela devrait se voir – il pose la question depuis la porte et quelqu’un lui répond que « oui, elle a bien mis un café sur la glace !».
Me voilà perplexe et amusé de tant d’outrecuidance et je finis par avaler cette crème au café et à l’amaretto. Pas mauvais en soi, mais ce n’est pas ce qui était attendu ni commandé. Une heure et presque vingt minutes que nous sommes assis là et le désir profond de rentrer à domicile nous étreint. J’interpelle un serveur porteur de la « cash machine » qui déambule entre les tables et lui demande si je peux régler. Ce qui s’opère sur le champ. Nous rassemblons nos petites affaires et le serveur, mon serveur, arrive tenant à la main une note, ma note à régler. Je lui montre la première, identique, déposé par lui trois quart d’heures plus tôt puis mon ticket de carte bleue et lui indique le serveur auprès duquel je me suis attaché le règlement. Nous sortons enfin.
Quel sera l’état de la comptabilité du soir, avec deux notes pour une même commande, des clients partiellement servis, des boissons non affectées…
Bref, ce café ne peut être inscrit au patrimoine. Il a bien de douces références italiennes d’un génie de la peinture, et de la sculpture. Il possède de belles statues callipyges à l’intérieur, une déco rococo de toute beauté… Mais il recouvre mal les notions des biens matériels ou immatériels que l’on est en droit d’attendre. Du moins en cette après-midi du dernier jour du patrimoine, du dernier jour…
Patrimoine, patrimoine… Je témoigne et je m’éloigne…
M.Shomiti. 22/09/2019.