Menue, assurément, elle l’est. Et ridée. Elle vient de sortir d’une petite bâtisse cachée derrière un sapin décharné, entre l’impasse Rancon et le passage Dieu. Le passage Dieu… Cela laisse un peu rêveur… Si Dieu est dans le passage, la petite vieille devrait lui rendre visite et lui demander une grâce. La jeunesse peut-être ou la santé ou les deux à la fois ou …
Pour l’instant, elle se dirige vers la rue des Pyrénées. Pourquoi suis-je attiré par sa frêle carcasse ? Je ne saurais dire. Peut-être parce qu’elle est attifée de couleurs vives et dissonantes : une ample jupe grenat de lourd coton, une veste informe d’une couleur orangée et un châle jaune strié de rouges.
– Regarde la petite vieille dis-je à mon ami, attablés que nous sommes à la “terrasse” de près de deux mètres carrés du bistrot du coin.
– Tu la vois? A gauche là, elle attend pour traverser ! Non ? Tu y es ? Oui, la petite dame qui laisse tomber sa mantille colorée, au milieu du passage clouté.
– Elle se penche avec difficulté pour la ramasser, tu vois ? Elle risque de choir, regarde, elle titube sur ses jambes flageolantes ! Eh, ses genoux semblent bloqués ! La foule traverse, indifférente, la cachant presque totalement à notre vue.
– Dépêche-toi, petite dame, le feu va changer de couleur et le klaxon va retentir sauvagement si tu gênes la circulation au milieu du carrefour !
In extremis, elle réussit à reprendre son vêtement et à réintégrer le trottoir protecteur avant qu’une camionnette largement cabossée, à la peinture plus fripée que le visage de la dame, ne passe, accompagnée d’un solide sobriquet bien sonore et bien senti de la part du chauffeur. Pour qui a la peur d’exister chevillée au ventre, combien il est réconfortant de pouvoir agresser plus faible que soi !
En cette fin d’après-midi d’automne parisien, je regarde le quartier vivre, battre son cœur ! J’essaie de le sonder, de le ressentir, de le comprendre, de le respirer…
Quartier cosmopolite où se côtoient Africains, Turcs, Arabes, Asiatiques, tous pauvres mais bien vivants. Ce morceau de vingtième arrondissement remue et remugle. A quelques encablures, Nation, ses belles rues taillées droit, ses avenues imposantes, mortes. Pas de vie n’y émerge, pas de vie n’y transpire. Même les marchands de bois, de meubles ont été chassés ou ont déserté la place et ses environs. Mais ce bout du vingtième, entre Charonne, Orteaux, Maraîchers, Avron, jusqu’à la porte de Montreuil respire la vie. Douloureuse, certes, mais la vie.
Ici, pas d’odeur d’asepsie, de chloroforme, mais celle de la sueur, du labeur, de la poussière, de la crasse parfois. Passez de rues en rues, écoutez les gens s’interpeller par delà la rue, d’un immeuble à l’autre, s’inviter ou s’invectiver parfois ! Passez de rues en rues, respirez les épices qui suintent des cuisines et des couloirs sombres ! Passez de rues en rues, regardez les échoppes bigarrées ou le marché aux couleurs et aux senteurs de lointains et exotiques pays !
Mais, au fait, que fait ma petite dame ? Elle s’installe dans une longue queue sur le trottoir, devant la boulangerie pâtisserie.
– Tu vois cette file d’attente devant la boulangerie ? dis-je à mon ami.
Etrange, cette file digne des pires heures de disette, en plein Paris. La boulangerie de l’autre côté du carrefour, est, elle, déserte, vide de tout client. Est-ce la qualité du pain, le sourire de la vendeuse, ou simplement une recherche de facilité, une forme de paresse en quelque sorte, qui créé ce phénomène ? Décidément, ce quartier semble différent…
Certes, pour la petite dame, traverser le carrefour est un cauchemar mais pour cette jeune femme en tailleur foncé et en talons hauts, pour ce quinquagénaire solide qui a pris son journal en prévision de l’attente ?
Si la file s’étire lentement, elle grossit de minute à minute. Un homme a même un siège, une sorte de baquet en cuir terminé par un pied, attaché à la taille et qui lui permet de se reposer verticalement. Bras croisés, il regarde la rue, installé dans la file, assis sur son siège original.
– Regarde, personne ne se parle dans la file d’attente ! Pourtant, ils semblent bien être des habitués… Et personne n’a aidé la petite vieille à traverser, ni à ramasser son vêtement.
– Moi non plus ? Moi, pas plus, certes. Mais j’en prends conscience. Et toi, alors ?
– Oh, oh, ne te fâche pas ! Ne te vexe pas ! Je disais çà comme çà… On était trop loin de l’action ! Le temps de sortir de cette mini-terrasse et d’intervenir, il aurait été trop tard. Et mon rôle est de regarder, sentir, décrire la réalité, pas de m’y impliquer directement ! Si, je t’assure !
Un silence suit l’échange. Je sens mon ami inquiet, voir gêné, à cran. Oui, c’est cela. A cran. Nous décidons de quitter ce café et de marcher un peu.
– Alors, on l’attend la petite vieille ? Si, si, on l’attend ! Elle représente la mémoire de ce quartier ! En la regardant, on l’observant, je finirai bien par saisir l’âme de ce morceau de Paris. D’ailleurs, elle habite à côté, rue des Haies…
– Tu sais forcément ce que l’on dit sur cette rue… On l’appelle la rue des démolitions…Cette rue au tracé sinueux, se tord de douleur sous les coups des pelleteuses et des chantiers. Démolition, reconstruction. Y passer à pied relève de la gageure, sauf à marcher au milieu de la chaussée, sur le bitume défoncé. Des chantiers débordent partout sur les trottoirs et les bas côtés. Des immeubles sales, tristes y côtoient des maisons étouffées, englouties entre des murs en construction.
Nous sommes maintenant tous deux dans cette rue des Haies, à regarder les tranchées monstrueuses qui saignent les immeubles.
– Tiens, regarde, je vais te montrer quelque choses d’affreux, d’horrible. Tu vois la tapisserie déchirée qui reste accrochée par lambeaux sales au mur en perdition, au deuxième étage ? Et la cheminée, là, perchée à six mètres de haut, embrassant encore désespérément le mur ? Regarde ce morceau de tapisserie jaune, pas encore totalement délavée. Regarde ce pan de mur à la peinture bleue qui renvoie que des gens ont vécu là récemment encore, qu’un homme et une femme y ont probablement vécu des moments intenses de joie, d’amour, des moments aussi de peines, de douleurs, que des enfants ont sûrement joué dans cette pièce. La couleur bleue, c’est sûrement une couleur de chambre d’enfants, non ? Et aujourd’hui ce vide, ce trou ! Quelle incongruité, quelle impudeur, quel voyeurisme malsain ! Montrer à tous cette tapisserie, cette peinture, c’est quelque part violer leur intimité.
– Non, non, je n’exagère pas. Ce mur raconte des souvenirs, des bribes de vie récentes.
– Regarde, mais regarde, il y a plusieurs couches de papier sur ce mur là. Regarde la niche dans le mur ! C’était sûrement à cet endroit que le monsieur mettait ses économies ou la dame son tricot ou les enfants leur cahier intime ou le journal interdit par les parents…
L’homme d’aujourd’hui ne réalise plus rien de bien ! Il construit de travers, il démolit mal. Ami démolisseur, quand ta pelleteuse ou la boule que tu balances au bout de ta grue attaquent la maison, l’immeuble, tu détruis une trace, un souvenir, une tranche de la vie de l’homme. Alors, si tu dois détruire, tuer, fais le proprement, ne laisse rien inachevé, laisse les souvenirs vierges après ton passage ! Ne laisse plus apparaître de restes imparfaits, ne laisse plus deviner, voir ce que fut la vie de cet homme, de cette femme ! Fais en sorte qu’on ne puisse pas supposer, pas supputer à l’exposition indécente, à la laideur de ce qui recouvre encore ce mur, que leur vie fut désespoir. Car leur vie ne fut pas que désespoir…
Que dirais-tu démolisseur, si je me glissais sous ton toit, dans ta chambre, pendant ton absence, et que je l’expose à tes congénères ? Tu serais ulcéré, tu serais violé dans ton intimité. Il en est de même pour ces pans de murs que tu laisses à la vue de tous…
Mais dans cette rue des Haies, avec cet ami, peut-être suis-je le seul à me soucier de ce mur recouvert de papier sale. Non, cette femme voilée, qui baisse le regard à notre passage, n’a pas vu ce mur ! Non, ce groupe de maliens ou de sénégalais qui se tapent dans les mains pour sceller un accord, ou simplement pour manifester la joie de se retrouver, se moquent éperdument de ce mur. Et pourtant ce mur est là et visible. Et moi, je l’ai vu…
– Ah, tu vois, la petite dame est sortie de la boulangerie. Je l’avais perdue de vue !
Elle tient une baguette de pain farinée, encore un peu chaude. Voilà, elle est allée chercher du pain à cette boulangerie, à la dernière fournée, pour réchauffer ses vieilles mains engourdies par les rhumatismes. Je suis presque sûr que ce soir, elle mangera un bol de soupe en trempant dedans un peu de son pain.
– Tu crois qu’elle a un chat qui vient sur ses genoux ronronner pour avoir un peu de pain trempé dans son breuvage du soir ?
– Bon, d’accord, on ne va pas rester, plantés là, à la regarder. Mais vois comment son pas est hésitant, fatigué. Elle évite les flaques d’eau et les gravats. Elle n’a même pas regardé la palissade recouverte de tags agressifs.
– Ah, tiens, elle s’arrête et lève la tête.Oui, c’est bien cela, c’est ce mur et sa tapisserie claquante au vent qui ont arrêté sa marche claudicante. Une grosse larme coule de sa joue qu’elle essuie de sa main blanchie par la farine. Elle repart. Elle regagne sa maisonnette. Le portail rouillé grince de déplaisir. Elle met tout le poids et les forces de sa maigre ossature pour pousser le battant.
– Non, on ne reste pas planté là. Décidément, tu es agressif aujourd’hui. C’est toi qui m’as demandé de venir…
– Tu as raison, cette maison, ce quartier sont bien insalubres…
– Bien, demain, je reviens, je prends des photos de ce quartier, c’est bien ceque tu veux ? La maison aussi ? D’accord pour la maison. Dis, au fait, tu crois que c’était utile d’avoir fait apposer cette pancarte sur le portail de la petite maison ? “Démolition imminente”. Cela doit lui faire de la peine à la petite dame de le lui rappeler ainsi jour et nuit… Elle a du verser plus d’une larme le jour où les ouvriers de la ville sont venus mettre le panneau.
– Oui, je comprends bien les impératifs de l’administration. Oui, je sais que tu as tout prévu pour que la petite dame soit relogée, dans une HLM propre, bien chauffée, derrière la porte d’Orléans… Mais enfin, ce n’est pas son quartier…
– Non, je ne te reproche rien. Je sais, je sais. Tu agis pour le mieux et tu as des impératifs, des délais à tenir, des responsabilités, des chefs de service à la mairie…
– OK, OK. C’est bon… Je photographie tout le quartier et je te remets les clichés.
– Tiens, je me pose encore une question, la dernière, promis. La petite dame, elle a peut-être des enfants, qui sait, peut-être un fils ? Il aurait à peu près ton âge. Peut être aurait-il pu l’héberger ou la soutenir moralement dans ce moment là… Tu n’as pas essayé de voir de ce côté ?
– Eh, mais c’est toi qui pleures maintenant…
Moquaden Shomiti.