« Les vieux ne parlent plus ou alors seulement parfois du bout des yeux. Le muscat du dimanche ne les fait plus chanter ». Jacques Brel. « Les vieux ».
Frontignan, en l’an 2047.
L’Intelligence Artificielle générative (I.A.) a remplacé le travail des viticulteurs et a remplacé même les vignes.
L’expérimentation est partie d’un domaine de Frontignan, sur un cépage muscat blanc à petits grains, dix ans auparavant.
Le décès accidentel d’un propriétaire d’un des « Châteaux » de la région, située entre le massif de la Gardiole et la mer Méditerranée, mit en émoi la communauté des vignerons. Les deux enfants du propriétaire du bien, âgés de douze et quinze ans, n’étaient pas en âge de reprendre le domaine.
Une holding financière internationale fit une proposition d’achat de la propriété. Les capitaux étaient d’origine chinoise. Un représentant chinois vint au domaine, visita le chai, rencontra les édiles locaux et régionaux, le représentant du préfet et se déclara particulièrement intéressé.
La taille importante du domaine était un frein à la proposition de potentiels repreneurs et l’offre chinoise resta la seule financièrement intéressante. Un notaire fut contacté et la transaction conclue.
La nouvelle fit sensation et une conférence de presse dut être organisée à la hâte pour répondre aux multiples questions qui se posaient. Le représentant chinois, accompagné d’un directeur commercial anglais, d’un directeur de production français et d’un interprète, répondit à toutes les questions posées.
Pourquoi une société financière chinoise s’intéressait-elle au muscat de Frontignan ? Avec clarté, le représentant indiqua la volonté du groupe de se diversifier, notamment dans des produits de haute qualité, réputés et stables. Le muscat de Frontignan répondait à ces exigences. Il ajouta avec franchise que cet investissement était possible par la disparition malheureuse du défunt propriétaire. Il s’engagea à moderniser l’exploitation par de forts investissements pour sécuriser le « process » de production actuel et le développement du produit.
Un journaliste lui posa une question brutale :
– Quelle garantie avons-nous que votre pays ne produise demain du muscat de Frontignan en Chine et ne le revende en France ?
M. Chang sourit largement et répondit qu’il n’était pas un vigneron, mais un financier. La volonté était de vendre du Muscat de Frontignan, produit à Frontignan, sur le marché chinois et de respecter l’appellation AOP. Il se pencha en avant, et avec un air espiègle ajouta :
– Nous n’avons pas de Méditerranée en Chine, pas de massif de la Gardiole, pas de garrigues arides et odoriférantes, pas de thym, pas de pistachier lentisque, pas de térébinthe, pas cette humidité nocturne ou matinale si particulière. Nous avons bien des terres arides, mais pas de sols calcaires comme le vôtre. Comment voulez-vous reconstituer ce patrimoine ?
Puis se redressant, il affirma :
– Non, soyons sérieux, nous souhaitons vendre du muscat de Frontignan à nos compatriotes qui sont friands de vin doux, moelleux. Je suis un financier vous ai-je dit, à mes côtés se trouve M.Finolte, un Directeur de chai qui parle votre langue, connait votre région, connait la vinification, le mutage… C’est lui qui assurera la direction technique du domaine. La Direction générale et administrative sera assurée par M.Terens, de nationalité anglaise. Il parle parfaitement votre langue.
L’échange se poursuivit sur un ton plus technique, avec les deux personnes présentées.
Des travaux importants de réaménagement des caves furent entrepris. De nouveaux outils et matériels firent leur apparition : barriques de vin, moyens de levage et de manutention. Un robot permit la manipulation, le déplacement et le lavage des barriques. Une cave fut aménagée pour contenir un laboratoire scientifique avec des plans de tests poussés, des analyseurs, des ordinateurs et des automates complexes.
Le directeur anglais rendit public un marché de vente du muscat produit dans le chai vers la Chine. Une campagne de publicité fut menée, des contrats furent signés, les journaux furent invités, des embrassades à la mairie et des poignées de mains furent immortalisées sous les flashes des photographes.
Sortait et entrait régulièrement du « Château » du personnel originaire de Chine, logé sur place, se dirigeant vers l’aéroport de Montpellier ou déjeunant dans les restaurants sétois au bord des canaux. Chacun savait qu’ils étaient à Frontignan et travaillaient au négoce.
En fait, ils étaient des ingénieurs en I.A. et en chimie.
Quelques conteneurs de muscat furent envoyés en Chine et dégustés par la « nomenklatura », mais la cause était tout autre.
La fermentation du raisin et sa transformation en vin sont des phénomènes d’une très grande complexité. Si le chimiste Gay Lussac a bien formulé, dès 1823, la fermentation sous forme d’équation : C6H12O6 (glucose) → 2 CH3CH2OH + 2 CO2, cette formule n’exprime pas toutes les subtilités au niveau de l’alcool, des arômes, des sucres, des acides et du goût final.
Le muscat avait été choisi spécifiquement. Dans le processus de fabrication du muscat, la technique dite du mutage stoppe la fermentation alcoolique par l’ajout d’alcool pur pour atteindre 15 ou 16° et détruire les levures générant cette fermentation.
La reproduction du processus de fabrication du muscat par une I.A. semblait être le premier élément d’une « copie » de vin à plus grande échelle. Dans le laboratoire, des expérimentations étaient menées, sous la conduite d’une I.A. générative puis intégrative. Des molécules de vin furent analysées, disséquées, dupliquées, re-combinées.
Deux ans de travaux furent nécessaires pour voir naître une nouvelle cuvée, annoncée largement par les canaux des médias locaux puis spécialisés : la cuvée Muscat « Huáng qīn ou sang jaune », en référence à la couleur du breuvage. Ce cépage était officiellement destiné aux consommateurs chinois éclairés.
Si « Huáng » est jaune, la traduction de « qīn » est plus délicate : on parle de lignée, de même sang, de proche et non du sang véritable. Les responsables chinois avaient révélé aux yeux du monde leur action : un vin de couleur jaune, proche, de même lignée, mais pas identique.
Le goût était doux, plus épicé avec des nuances d’orange amère ou de bergamote. À cette question, le Directeur de Production indiqua que la demande chinoise en terme d’équilibre des goûts avait amené à ajouter quelques fruits dans le moût. On en resta là sur les questions techniques.
Le « Château » consentit à vendre quelques bouteilles dans les restaurants voisins et à faire don d’autres à certaines réunions ou rencontres importantes tenues en mairie. Le résultat fut immédiat : tout le monde apprécia le produit et la rareté faisant bon ménage avec la cherté, chacun s’évertua à trouver un arrangement avec le gérant, qui y consentit du bout des lèvres, afin de se procurer quelques bouteilles.
Un reportage « fuita » sur Internet d’un milliardaire chinois, patron d’une grande firme électronique, se baignant à Suzhou dans la province du Jiangsu, à l’est de la Chine, dans un spa rempli de Muscat de Frontignan et vantant les mérites de ce bain pour la peau et pour le cœur. La vidéo devint « virale » et le muscat « chinois » de Frontignan fit florès sur les réseaux sociaux. Le muscat « chinois » venait d’acquérir des propriétés de rajeunissement !
Chacun dès lors chercha à avoir une bouteille de ce muscat « chinois » pour organiser une dégustation entre amis ou pour entretenir son tonus et sa peau. C’était devenu un acte de snobisme, une preuve de puissance ou de respectabilité que de posséder ce breuvage et le faire déguster.
Les ventes de muscat traditionnel chutèrent.
La coopérative s’inquiéta bien, mais quelques caisses fournies au bon moment et aux bonnes personnes ramena le calme dans les rangs des décideurs. Comme ce muscat était de Frontignan, agréable au goût, produit dans un « Château » réputé, que pouvait-on dire ? La loi économique était la même pour tous…
Les producteurs cherchèrent à s’organiser différemment. Un jeune viticulteur, ayant un frère travaillant dans un laboratoire alimentaire, fit effectuer une analyse de ce vin. Il contenait très peu de traces de raisin, mais tout un assemblage artificiel de molécules. Pour certaines inconnues. Il y en avait tant et de si complexes natures que l’analyse ne pouvait en faire la liste exhaustive.
Le constat était sans appel : ce muscat ne respectait pas le cahier des charges du muscat de Frontignan découlant de la décision du tribunal de Montpellier du 4 juillet 1935 et ne pouvait être appelé muscat. Une action en justice fut intentée, mais un producteur de vin n’est pas un juriste, et faute de moyens, la procédure s’enlisa et fut classée « avec une fin de non-recevoir ». Pour son action, le viticulteur rebelle, dénommé Camus, se vit vilipendé et écarté de toute responsabilité. Du jour au lendemain, il perdit ses accréditations à la coopérative, ses facilités de distillerie et même l’accès à ses terres, celui-ci étant dépendant d’un droit de servitude sur une terre désormais achetée par le « Château ».
Il dut vendre son terroir comme les autres viticulteurs. Mortifié, il tomba en dépression sévère, accentuée par le fait que son unique fils fut embauché au « Château » comme magasinier. Le « Château » usa de communications pour montrer dans ce recrutement son humanité, sa générosité, sa solidarité envers les viticulteurs en difficulté.
Trois ans après la naissance du « Muscat chinois Huáng qīn », la référence chinoise fut abandonnée au profit de « Muscat de Frontignan ». Un tour de passe-passe. Dès lors, le muscat fut décliné en une infinité de muscats de couleurs différentes, de goûts plus ou moins divers, au gré des demandes. Un muscat des Pêcheurs fut créé pour accompagner les tielles et les soupes de poissons. Un muscat à la lavande fut créé pour accompagner des flans, tartes, îles flottantes et autres desserts. Puis apparurent un muscat de la Terre pour les viandes rouges et la macaronade, un muscat des Gallinacés pour le poulet, la dinde… servi jusque dans les kebabs, un muscat des Bigorneaux pour les crustacés…
Seule une poignée de viticulteurs s’accrochait encore aux vignes traditionnelles sur les coteaux de la Gardiole. La plupart firent faillite et leurs terres furent rachetées par le « Château ». Les terres se desséchaient, restaient à l’abandon. Et rien ne pouvait y pousser, en dehors de la vigne.
Un vaste complexe touristique se précisait, monté et financé par un groupe d’industriels et de financiers majoritairement asiatiques. Ils avaient le projet de créer un port artificiel pour milliardaires, un canal pour arriver jusqu’au pied des collines, des casinos, des salles de spectacle… Un Las Vegas méditerranéen ! Le coût était pharamineux, les bénéfices envisagés hors de tout calcul, la rentabilité promise à près de trois chiffres. Certes, il fallait détruire quelques étangs. Peu. L’engagement en ce sens était clair ! À la municipalité de choisir ceux qui seraient sacrifiés !
Mais telle une poignée de gaulois irréductibles, les viticulteurs du haut de la colline s’accrochaient à leurs ceps et refusaient de vendre leurs terres. Ils continuaient de sarcler, tailler, fumer, pour produire un vin de qualité en petite quantité, acheté par des connaisseurs amoureux du goût et des traditions.
Une nuit, un violent incendie ravagea la colline. Le camion des pompiers multi-lances était en panne, saboté la veille. À Sète, les pompiers étaient tenus en haleine par un feu violent autour des dépôts d’hydrocarbures. Un bombardier d’eau « Canadair » fut dépêché, mais il eut comme axe prioritaire les dépôts de carburant. L’avion fit un passage sur le massif, ce qui ne suffit pas à ralentir le feu qui dévora la colline.
La chose était entendue : les dépôts de carburant avaient été sauvés. Les vignes restantes avaient été détruites. Les incendies étaient criminels. Le coupable restait à trouver. Un individu « douteux » avait été aperçu au pied des vignes. Des articles de journaux s’épandirent sur le malheur et la disparition d’une activité vieille de plusieurs milliers d’années. Condoléances attristées…
Le temps passa.
Le fils du malheureux Camus, Lucas, se lia d’amitié avec la fille, Pascaline, du gérant du « Château ». Cette amitié se transforma en romance et les deux tourtereaux fréquentèrent assidûment les discothèques de la région.
Pascaline travaillait à l’espace de production aménagé dans une des caves et y avait des accès prioritaires. Lucas se gardait bien de parler de cet endroit tenu secret, que personne ne pouvait visiter. Par amour ou par bravache, ou par volonté de puissance, la jeune fille tint à lui montrer là où elle travaillait comme ingénieure, au contrôle de la production.
Un soir, les jeunes gens entrèrent dans le Graal du muscat nouveau. Des machines ronronnaient, des ordinateurs suivaient au millilitre les mélanges. Un énorme tableau électronique permettait le suivi de chaque opération en temps réel, avec les mesures des quantités, des températures, des pressions, de la viscosité… Pascaline expliqua le cheminement de la production : l’extraction des molécules de raisin depuis une grappe, l’enrichissement à partir de molécules de vin existant.
– Quelques grappes de raisin et un litre de muscat traditionnel permettent la génération de plusieurs centaines de litres de vin. C’est la raison pour laquelle nous détenons et chérissons quelques arpents de vigne derrière les bâtiments. C’est la base-mère du processus. À chaque étape de la fabrication, les températures, les pressions sont contrôlées au dixième de degré près.
– Quel est ton rôle, si tout est automatique ? demanda Lucas.
– Je m’occupe des métadonnées, j’établis des statistiques sur les données issues des appareils de contrôle et j’en tire des règles d’amélioration. Par exemple, l’an passé, en automne, suite à une hygrométrie dans la cave qui avait varié en raison des conditions climatiques, nous avons utilisé plus de produits que nécessaire. Cette année, nous avons intégré un contrôle de l‘hygrométrie dans la cave et une régulation. Ce mois-ci, nous avons eu un coupe-circuit qui a été déclenché sur l’appareil de contrôle et la température d’un composant est montée d’un degré brusquement. L’alerte a été donnée automatiquement et la fabrication stoppée de même. Nous risquions une explosion des cuves.
– Pour un degré ?
– Oui, pour un degré. Mais tout est sous contrôle. Mon travail à partir de là, c’est de chercher ce qu’on peut améliorer. Le coupe-circuit a été changé et nous y avons ajouté un contrôle.
– Alors, il faudrait également, dans l’absolu, un contrôle pour chaque contrôle ?
Pascaline rit à gorge rompue.
– C’est idiot ! Mais en fait, tu as un peu raison. Il faut contrôler les outils de contrôle !
– Cela semble sans fin.
– Non, parce que l’I.A. permet le retour arrière, le « feed-back » dans les procédures. Elle apprend d’elle-même. Ces incidents ont été digérés par les programmes et d’autres incidents de ce type ont été potentiellement pris en compte par avance par les calculateurs.
– Au fur et mesure, ton rôle va en s’amenuisant, non ?
– Oui, un jour prochain, je ne serai plus utile. C’est la règle.
– Comme pour les viticulteurs ?
– C’est la règle effective, mais nous créons de nouveaux postes…
– Comme le tien sur les métadonnées des appareils de contrôle.
– Oui !
– Et qui vont disparaître à leur tour !
– C’est la règle, te dis-je !
– Toutes ces règles me fatiguent. Je te propose d’aller boire un verre d’eau fraîche au puits de mon grand-père, derrière la place de la mairie.
– OK. Attends, je verrouille les dispositifs.
Elle replaça les commutateurs d’absence en « On », laissant la machine revenir à un état de fonctionnement automatique, sans humain dans la salle. Elle referma la porte qui se verrouilla électroniquement.
– Et si il n’y a plus de courant ?
– Impossible ! Avant, on utilisait des générateurs de secours. Maintenant, on a une boucle temporelle qui produit de l’énergie à volonté, autant que nécessaire.
– Une boucle temporelle ?
– C’est un dispositif que l’I.A. a généré et qui ne peut tomber en panne.
– Pas de contrôle nécessaire alors ?
– Non, c’est une génération d’énergie basée sur la différence entre le temps futur et le temps passé. C’est une question théorique simple, si simple qu’on ne l’avait pas envisagé avant. Mais c’est compliqué à réaliser. En fait, on superpose deux états physiques : un dans le futur, ce château en 2057, un dans le passé, ce château en 2037, le différentiel des deux états génère de l’électricité maintenant, pour 2047
– C’est l’I.A. qui génère les états ?
– Oui. Dans un univers virtuel.
– C’est une invention chinoise ?
– Oui, ils ont mis cela à titre expérimental ici. En Chine, c’est assez courant dans les industries. Sur la différence des deux états, tu organises une boucle qui t’amène une énergie de type nucléaire, mais en plus contrôlable et plus faible.
– Tu me fais peur. Cela ne peut se dérégler ?
– Les états ne changent pas, n’évoluent pas. Le passé est figé, l’image est immuable. Le futur est créé par l’I.A., mais il est stable. Entre aujourd’hui et demain, le futur dans dix ans est stable. Ce sont comme deux images superposées. La différence crée un champ magnétique bien réel qui constitue le vecteur de l’énergie, transformé en électricité.
– D’accord, pardonne-moi si je ne comprends pas tout. Je m’inquiétais, c’est tout. Quand on me parle de nucléaire, je « flippe » toujours un peu.
– Il n’y aura pas d’explosion. Pas de radiation. Il n’y a pas de destruction d’atomes, pas de fusion ou de fission. C’est un bête phénomène physico-temporel entre deux états. Les années de référence sont proches, d’où un différentiel d’énergie petit, juste nécessaire à l’entreprise.
– C’est « chouette » de travailler sur de telles technologies innovantes.
– Je n’en connais pas toutes les caractéristiques. Ce n’est pas mon domaine mais celui des IHN.
– Les IHN ?
– Les Ingénieurs de Haut Niveau.
– Et ils sont ici ?
– Cela, je ne peux te dire. C’est top secret. Je ne sais pas qui ils sont, ni s’ils sont présents ici actuellement. Leurs bureaux sont interdits d’accès, comme le laboratoire. Même pour moi. Même pour mon père.
– Waouhhh ! Bon, on va la boire cette eau pure et fraîche ?
Ils partirent à pied, bras dessus, bras dessous, en direction du village, à deux kilomètres.
Ils discutèrent longtemps. Pascaline voulait savoir tout sur la vie et les rêves de son compagnon.
Lucas adorait écrire des histoires, des romans : historiques, d’aventures, de science-fiction. Il écrivait des feuilletons dans le journal local, « à la manière des illustres écrivains de la fin du 19ème siècle » ajoutait-il. Il venait de terminer une série de trois épisodes basés sur une histoire d’un jouteur de Palavas-les-Flots, Jérome Barthod, un jouteur de poids moyen qui gagna le tournoi de joutes de la St Louis à Sète, en poids lourds, en 2024, au bout de sept passes. Lucas avait, du haut de ses sept ans, assisté à l’évènement avec son père. Il avait été particulièrement impressionné par l’ambiance, la musique, les cris, les combats, les hommes qui tombaient à l’eau… Jérôme était un cousin de son père… Les joutes, sous leur forme festive, publique et gratuite, avaient disparu depuis quelques années. Cela créait trop de rassemblements de population…
Il avait décidé d’écrire une nouvelle saga : Frontignan, vu dans dix ans. Il avait interrogé les acteurs locaux , la municipalité, les entrepreneurs. Globalement, l’avenir semblait sombre de tous côtés. La morosité régnait car peu d’activités nouvelles semblaient devoir naître. Le projet de super marina et complexe hôtelier sur les ruines fumantes des quelques vignes encore en activité restait le seul élément concret. Mais chacun savait que la ville, au sortir de ce projet, ne serait plus jamais la même, que la douceur de vivre serait perdue et que la nature avoisinante serait profondément impactée par cette activité. De partout montaient des réserves, des protestations, des pétitions, des manifestations. Pour autant, les décideurs restaient muets aux demandes des opposants de plus en plus nombreux.
Lucas décida de rédiger un conte : un « ventre-bleu » revenait à Frontignan, après un périple de dix ans à l’autre bout du monde, aux Maldives, et il comparait ce qu’il avait connu et ce qui était envisagé. Le parti-pris était clairement celui de la gloire du passé et du déni du futur.
Le journal, ayant subi des pressions dès les premières ébauches des articles, voulut censurer l’auteur. Un accord fut conclu, sur proposition de Lucas : à chaque article à charge contre le futur, un article similaire vantant le futur serait écrit, à partir des éléments donnés par les lecteurs. Le journal s’engageait à la fin du récit de publier un contre-récit. Ceci était affirmé tout en début du conte. Un peu comme les conditions générales préludant à un contrat. Cinq textes seront écrits négativement, cinq textes seront écrits positivement.
Lucas eut alors le pouvoir de rédaction de l’apocalypse annoncée. Il décrivit un vignoble anéanti, le « Château » attaqué par des vignerons émeutiers, les paysages, les garrigues et étangs saccagés par des pelleteuses, le bruit, la poussière, les lagunes éventrées, les oiseaux morts, les poissons empoisonnés… L’horreur présidait à la lecture de ces articles. L’horreur exprimée choqua les habitants. La police fut sur le qui-vive et renforça contrôles et vigilance.
Le cinquième et dernier article parut : la ville était détruite par les émeutiers et contre-émeutiers se liguant contre la police.
La nuit suivant la sortie de cet article, les caves du « Château » explosèrent dans un vacarme assourdissant, faisant trembler et s’ébouler la bâtisse multi-centenaire. La terre trembla jusqu’à Narbonne dans une onde sismique qui déforma les routes, les rails et les ponts, dévasta de nombreux immeubles, engloutit des parkings souterrains et causa un raz-de-marée sur la lagune de Thau, détruisant une grande partie du parc à huîtres. Frontignan fut partiellement épargnée, le souffle brûlant de l’explosion passa sur les étangs, ravageant l’écosystème, et se perdit en mer. Une trouée se fit néanmoins dans les maisons de Frontignan Plage comme si un géant avait éternué et renversé tout.
L’I.A. avait fait son travail. Parfaitement. Elle s’était nourrie des informations existantes publiées dans le journal. Elle ne connaissait pas le sens des conditions générales. Elle ne connaissait pas la notion de rêve, d’histoire, de fiction. Elle prenait les données comme des faits. Elle prenait la situation décrite comme étant une nouvelle base de ces données.
La boucle temporelle avait disjoncté, entraînant une masse d’électricité gigantesque à disposition des ordinateurs, grillant les circuits, anéantissant les procédures de contrôle. La température monta brutalement de plusieurs dizaines de degrés et fit exploser les cuves pleines de produits générateurs de la falsification honteuse du muscat. Aucun contrôle n’avait été mis sur l’alimentation électrique. Il ne pouvait y avoir de problème, puisque les états de la boucle étaient générés par l’I.A., donc sous contrôle.
Le désastre mit fin à l’exploitation du muscat frelaté par des hommes utilisant l’I.A., ainsi qu’aux projets de marina.
Cinq articles furent envoyés au journal décrivant une colline de garrigues, replantée de pieds de vigne de vrai muscat à petits grains, et des vignerons frontignanais attentifs à élever un muscat de qualité, après l’abandon des trucages des cépages. Les articles étaient signés « Lucas » et avaient été envoyés en un seul message depuis un ordinateur basé à Malé, la capitale des Maldives.
De Lucas, on n’entendit plus parler. En fait, si ! Un 6ème article était joint aux cinq autres. Il contenait simplement ces quelques mots :
« En l’honneur de feu mon vieux père devenu fou à cause d’hommes devenus inhumains. En l’honneur de tous ces vignerons ayant été ruinés et qui ne chantent plus devant un muscat, sur la place de la mairie, le dimanche. En l’honneur de tous ceux qui ont été trahis, anéantis dans leur chair et leur âme.
Buvez un vrai muscat au développement de l’I.A. et placez-la urgemment sous le contrôle absolu d’hommes sages. Lucas. »
M.Shomiti. Septembre 2024.