Quand les poissons eurent leur propre gouvernement…

2063, France, département de l’Hérault, Mèze, Laboratoire de recherche Mediteranean Research Project.

Dans le hall d’accueil, une projection vidéo expliquait en plusieurs langues la teneur des travaux réalisés dans ce laboratoire.

Des images impeccables montraient le monde sous-marin et sa magnificence : algues dont des acétabulaires, des laminaires géantes ainsi que des plantes à fleurs dont des zostères, des cymodocées, des champs de posidonie desquels entraient et sortaient avec grâce des myriades de poissons de toutes formes et couleurs, jouant, se pourchassant, se lovant dans les plantes. Un festival de teintes, de douceur, de densités souples, se couchant, évoluant sous les courants, émergeait et semblait sortir de l’écran panoramique qui tapissait le fond du hall d’entrée. Le spectacle était fascinant.

Seuls quelques initiés savaient que le film avait été tourné dans certains sanctuaires protégés le long de la côte africaine, entre Madagascar et le Mozambique, que des images de synthèse avaient été ajoutées, ainsi que des rushes de films des années 2000.

Ce monde paradisiaque s’ouvrait ensuite sur les raies du monde entier : raie de boeuf, raie bleue, raie africaine, grande raie appelée raie aigle, grande raie guitare extrêmement rare, à chair délicieuse, raie à queue courte, raie maltaise, raie pastenaque, raie bouclée ou raja cravata à la chair délicieuse…ainsi que le diable de Méditerranée, Mobula mobular, raie emblématique de cette mer, présente également à proximité des côtes et îlots de l’Atlantique nord-est, de l’Irlande jusqu’aux côtes du Sénégal… et la raie Manta, la plus grosse, la plus belle, la « reine » des raies, selon le film.

Près de 70% des raies ont disparu en Méditerranée, en raison d’une pollution effarante, d’une sur-pêche alarmante, accidentelle ou ciblée. Le film taisait ce point et parlait d’une perspective de législation mondiale pour protéger les océans. Un embryon de législation avait été effectivement défini, sans résultat autre que d’irriter les pêcheurs qui n’avaient pas été associés à des mesures définies par la technocratie, dans la méconnaissance totale du terrain.

Différents types de pêche étaient détaillés : chaluts bien évidemment, pêche à soutenir, au poser, en dérive au vif, au surfcasting, avec des appâts volumineux de type hareng, maquereau, sardine, tacaud, calamar, crabe, encornet, palourde…

La majesté des mouvements doux et soyeux des raies laissait place subitement à la dureté et la cruauté apparente de leur bouche ventrale aux dents puissantes brisant les coquilles des invertébrés des fonds marins.

De gigantesques raies mantas envahissaient l’écran, filtrant en permanence l’eau circulant dans leur bouche pour en recueillir le plancton nourricier. Un court passage de la vidéo expliquait que la raie, ayant une chair dépourvue d’arêtes, est très prisée pour son foie et ses joues dénommées ailes.

La fin de la vidéo expliquait les travaux de recherche en cours dans le laboratoire : « Comprendre mieux la reproduction des raies, permettre un développement plus harmonieux dans un cadre préservé… ». En clair, il s’agissait de reproduire en captivité des raies, d’en optimiser le rendement et la croissance, d’améliorer leur qualité gustative et de repeupler la population des batoïdes en Méditerranée avec une nouvelle variété.

2063, le 20 Septembre – 10 heures du matin – laboratoire Mediteranean Research Project.

Un son strident vrille les tympans, des lumières rouges clignotent à de multiples endroits. L’alerte, probablement un incendie, s’est enclenchée et les employés sont engagés à quitter le laboratoire au plus tôt. Nouvel exercice surprise ou réalité immédiate, personne ne sait, mais chacun a le souci d’appliquer les consignes rapidement et calmement.

Pour Anne Louquefort, chercheuse au sein du laboratoire, la procédure codifiée est connue par coeur. En premier, mettre les échantillons et les travaux en cours en sécurité dans le coffre-fort ouvert à cet effet, claquer la porte se fermant automatiquement et sécurisant le contenu, passer par le sas de décontamination, enlever la combinaison, la laisser sur place et sortir par la sortie 42, juste derrière la salle d’examens principale. La dernière répétition avait été réalisée en une minute cinquante huit secondes. Elle sait qu’elle a deux minutes et cinquante secondes avant que le labo ne devienne un véritable blockhaus avec la mise en place de portes coupe-feu automatiques, de déclenchement de gaz annihilant l’oxygène, interdisant toute combustion, mais aussi toute vie. Sauf à ce qu’elle prenne la responsabilité de sortir avant d’avoir accompli la procédure.

L’éjection des plaquettes de verre sur lesquelles se trouvent les échantillons manipulés est commandée par une touche sur l’appareil. Elle appuie sur cette touche, sans résultat autre qu’un message : « Procédure d’éjection en cours… ». Les secondes s’égrènent, le message persiste. Anne force l’abandon de la procédure et la relance. Après quelques instants, les plaquettes sont retirées et montent lentement dans le puits vertical en direction du coffre. Cinq plaquettes sont concernées. Quarante deux secondes se sont écoulées. Le temps restant avant la suppression de l’oxygène défile en gros sur l’écran de contrôle.

Un grondement sourd se fait entendre au moment de la remontée de la quatrième plaquette. Le grondement enfle, les murs se mettent à trembler, l’analyseur électronique vibre. Ce n’est pas le feu qui est en cause, mais un tremblement de terre. Sa dernière pensée est pour les raies dans l’imposant bassin aux poissons. Celles-ci sont plaquées au fond, cherchant une illusoire sécurité dans la mince couche de sédiments posée sur le sol en béton.

Anne comprend que le temps est compté quand retentit la sirène indiquant le départ du stade létal. Elle se précipite vers la sortie mais empêtrée par sa combinaison, ses gants, son casque, elle perd quelques précieuses secondes. Le bâtiment vacille et un geyser d’eau, de feu jaillit des tréfonds de la terre et renverse le bâtiment.

Les personnels regroupés à l’extérieur assistent médusés à la destruction du laboratoire. Cele ne dure que quelques secondes mais la terreur se lit dans leurs yeux. Ils se regardent et se comptent.

Une personne manque à l’appel, Anne !

La destruction du laboratoire et la mort de sa chercheuse en chef amènent à un abandon de ces études. L’investissement est trop important, les chercheurs peu nombreux et d’autres travaux sur l’ARN des raies sont en cours ailleurs.

Les restes du laboratoire sont confiés aux mâchoires puissantes des pelleteuses qui les broient et les poussent dans la brèche ouverte. Les échantillons écrasés, perdus à tout jamais, vont se déverser dans le canal reliant la lagune de Thau, avec le sang de la chercheuse et de minuscules morceaux de raies.

Quelque cent cinquante ans plus tard, des pêcheurs constatent la raréfaction des raies, mais également un comportement étrange : les raies sont en groupe, semblent avoir acquises une connaissance fine des filets de pêche, au point de les contourner. Des pêcheurs affirment avoir vu des raies, aidées par des requins, percer des filets et permettre aux poissons enfermés de se libérer.

L’opération semble se renouveler en plusieurs endroits sur les océans.

La pêche de la raie devient de plus en plus difficile. La population semble bien se reproduire, mais évite les filets. L’élevage des batoïdes se densifie donc dans des fermes aquacoles.

2373 : la ferme la plus importante du globe est attaquée par des myriades de raies et de requins qui libèrent les « prisonniers » et détruisent les clôtures sous-marines électrifiées. Un bateau venant prélever des raies dans la ferme est littéralement renversé par une poussée de raies et de requins sur la quille. Le bateau est perdu.

Les pêcheurs sont sauvés par leur système de protection individuelle qui les projette dans un sac gonflant, à trente mètres dans l’eau, évitant les remous. C’est la première fois qu’on voit des poissons attaquer un navire. Les légendes d’antan mettant en scène des krakens, des calamars géants, des orques sont donc devenues soudain réalité…

Une mission scientifique est alors montée dans le plus grand secret. Parmi les scientifiques, Noémie Radjna, arrière-arrière petite fille d’Anne Louquefort. Partis à la recherche des raies définies comme « tueuses », l’hydroptère, sorte de bateau hybridé d’un hélicoptère sans pales, vole au-dessus des eaux à plus de 300 km/h, bardé d‘instruments de mesure, de capteurs, sonars, capables de détecter tout ce qui existe sous l’eau dans un diamètre de trente milles nautiques, soit environ 55 000 km2 aux alentours. Ce matériel, couplé à une Intelligence Artificielle de dernière génération, permet d’analyser les éléments vivants sous la mer.

Un satellite est détaché pour examiner les fonds sous-marins et détecter les raies. Un banc est repéré au large de l’Algérie. Sur l’écran de contrôle, Noémie voit défiler les colonies de poissons, tandis que l’engin file en direction des côtes du Maghreb. Un autre banc est repéré par le satellite au sud-est de la Grèce. Ce dernier semble plus important, plus dense et les raies sont encadrées de diverses espèces de requins qui semblent constituer une ceinture de protection. Les données sont transmises à l’hydroptère.

À quelques miles d’arriver sur la concentration « algérienne », celle-ci explose soudainement et les quatre à cinq mille individus la constituant s’éparpillent dans toutes les directions. On repère des raies enfouies dans le sable des profondeurs, des requins tournant au-dessus, en cercles élargis, semblant monter le guet. Deux jours de patrouilles dans les environs ne donnent aucun autre résultat. L’hydroptère fonce sur la Grèce.

Arrivé sur zone, le « navire » est entouré de raies, de requins, de dauphins et même d’une famille de baleines qui forment un cercle autour de l’engin. Radars et sonars captent des myriades de messages, d’ondes et bientôt, c’est toute la population des poissons qui tourne autour du bateau dans une ronde sans fin. Du jamais vu !

Pendant une journée, les ordinateurs crépitent. Noémie s’essaie à déformer les fréquences émises par les poissons en les réverbérant dans une chambre d’écho. Soudain un message apparait sur l’écran, en boucle :

— Trouvez les descendants de la chercheuse de Mèze !

Noémie devient pâle, livide.

Le directeur de recherches lit ce message, tire sur sa tignasse blond-cendré : les poissons n’émettent pas des sons, mais ils parlent !

Et toujours ce message qui apparaît sur l’écran, répété à l’infini. Noémie sort sur le pont et fait signe au dauphin, l’invitant à se rapprocher. Par signes, elle indique qu’elle a entendu et compris. Le dauphin repart et semble rendre compte à une raie manta géante qui doit être la patronne de la colonie. Un nouveau texte apparaît : « Si vous avez compris notre message, faites sonner la sirène ! ». Le capitaine se rend aux ordres du directeur et fait meugler la sirène. La ronde des poissons s’arrête.

Un nouveau message apparait :

— Rendez-vous demain midi, ici, trouvez et amenez les descendants de la chercheuse de Mèze !

Noémie est bouleversée. La descendante , c’est probablement elle ! Mais pourquoi la réclament- ils ?

Une séance de crise se tient aussitôt sur le bateau. Noémie raconte ce qu’elle sait du laboratoire de Mèze, racontée par son père qui la tenait de son père à qui son aïeul l’avait raconté. Tout avait été consigné à cette époque dans un petit carnet par la chercheuse. Elle parlait de ses recherches. Le programme sur l’amélioration génétique des raies était bien avancé. Noémie l’avait lu.

— Mais pourquoi les raies et les requins sont-ils ensemble ? Pourquoi un dauphin semble-t-il être leur porte-parole ? Pourquoi les poissons de toutes tailles leur obéissent-ils ? Qu’est-ce qui était réalisé à Mèze ?

Noémie tenta d’expliquer.

— Les raies ou batoïdes appartiennent à la même branche que les requins, ce sont des poissons sans arête, cartilagineux, dont le squelette est malléable. Les raies sont en fait des requins plats. Raies et requins sont donc cousins en quelque sorte. La grande caractéristiques des raies réside dans leurs modes de reproduction : ovipare ou ovovivipare. Contrairement aux poissons osseux marins, qui libèrent leurs œufs dans l’environnement et les fertilisent dans l’eau, toutes les raies présentent un système de fécondation interne, dans le corps de la femelle. Le mâle féconde la femelle, celle-ci ne pond pas ses œufs. Les petits éclosent dans l’utérus maternel. La raie femelle produit alors un « lait utérin » pour les nourrir. Au bout de cent jours, les jeunes naissent, font déjà quinze centimètres de long et sont à même de se débrouiller pour trouver leur alimentation. C’est le mode ovovivipare. Le mode ovipare voit la raie expulser les oeufs fécondés dans son ventre, avec une gangue de kératine très résistante, et les enfouir dans le sable. Les petits vont se développer à l’intérieur de cette gangue pendant plusieurs mois.

La raie, si elle vit de quatorze à vingt ans, a une lente maturation à procréer : cinq à dix ans sont nécessaires à la reproduction et quarante à cent cinquante oeufs par an sont pondus selon les espèces.

Il était nécessaire de comprendre et de modifier ces conditions initiales de reproduction. Ce à quoi s’employaient les chercheurs de Mèze.

Les dauphins et les poissons semblent aujourd’hui avoir lié leurs destinées à celles des raies… L’organisation que nous avons vue inclut des espèces différentes sous la même autorité. Leur seul élément commun est de fait la mer. Je ne sais ce qu’ils veulent savoir sur ce laboratoire. Je vais vous dire le peu que j’en sais.

Mais je peux vous révéler un fait toutefois : je suis une descendante directe de cette chercheuse. C’est tout à fait extraordinaire que j’aie été nommée sur cette mission et que la demande des raies soit ma personne ! Cela me fait peur, je vous l’avoue !

Le silence se fit devant cette révélation et les questions que cette mission posaient avec ma présence à bord. Les regards se portèrent tous sur moi et la peur de nouveau me submergea : « Allaient-ils me jeter par-dessus bord pour satisfaire les poissons ? »

Le directeur de la mission reprit la parole et proposa d’avertir le gouvernement mondial de la mer qui a défini cette mission. L’équipage, méfiant sur les conséquences, s’y oppose alors. Une discussion vive s’ensuit. Les consignes de vie en mer sont clairement définies : en cas de conflit qui n’implique pas la vie immédiate de l’équipage, soit le gouvernement de la mer est averti et le pouvoir de trancher lui revient, soit un vote a lieu et le résultat doit être enregistré avec les « minutes » amenant à ce vote.

Le directeur est mis en minorité sur le vote. Le « non » exprimé stipule d’attendre que l’échange « verbal » ait lieu avec la raie manta. Un texte codé rendant compte de l’échange est enregistré sur une base de données du gouvernement de la mer, accessible seulement à H+24.

Le lendemain midi, Noémie, flageolante, fait signe au dauphin d’approcher. Elle lui indique qu’elle est la descendante de la chercheuse. La raie manta s’approche à son tour, regarde Noémie longuement et envoie dans la tête de la chercheuse ce message « Je savais que vous étiez sur ce bateau ! », message retranscrit sur l’ordinateur.

La raie déclare avoir un message à transmettre aux Hommes, au nom du gouvernement des poissons qu’elle dirige.

— Nous les poissons, les crustacés, les animaux marins, le corail et tout ce qui vit dans les mers, avons décidé en commun de dénoncer la folie des hommes : massacre des fonds marins, sur-pêche, pollution à outrance, recherches de métaux rares, exploitations d’énergies fossiles, guerres sous et sur la mer, appauvrissement de la mer en carbone…

Nous exigeons que vous respectiez les points suivants :

– Ré-ensemencement du carbone dans les océans

– Retour des bateaux de pêche dans leurs ports sous 48 heures

– Refus de tout bateau de pêche sur les mers jusqu’à nouvel ordre

– Retour des bateaux militaires à leurs bases sous les 48 heures et maintien à ce niveau

– Acceptation des transports de marchandises et de voyageurs, tolérés jusqu’à nouvel ordre, mais pouvant être également supprimés à notre demande si l’écosystème continue de se détériorer

– Arrêt des satellites de recherche des bancs de poisson

– Arrêt de toutes les recherches sur les poissons, les manipulations génétiques, les élevages en captivité.

Ces mesures prendront effet dès que vous aurez rejoint le gouvernement de la mer.

Nous demandons des négociations entre le gouvernement des poissons et animaux marins et le gouvernement des Hommes afin de définir la juste part de ce qui pourra être prélevé dans la mer. Un accord devra être conclu dans les mois à venir.

Tout manquement à ces directives, à ce processus entraînera un blocus de tous les ports par les poissons et les crustacés, réduisant le monde rapidement à la famine.

La négociation sera menée par Noémie pour les humains et par le dauphin Delphine pour les poissons et animaux marins. Pour vous montrer notre détermination, dans moins de quarante-huit heures, votre plus gros porte-avions, le USS Trump, qui a volontairement vidé des déchets radioactifs dans le Pacifique au mépris de tous les accords, et envoyé la faune et la flore à la mort dans la région, détruisant des espèces irremplaçables, sera envoyé par le fond à 9H GMT. Evacuez les marins afin d’éviter une catastrophe humaine.

— C’est tout. Avez-vous compris le message ?

Noémie hocha la tête en signe d’assentiment. Elle pensa que c’était une bien curieuse manière d’ouvrir des négociations en détruisant un porte-avions et que ces mesures étaient un pur diktat.

La raie lui répondit :

— Vous avez raison. Mais c’est la folie des hommes qui nous oblige à la folie des réactions. Trouvons l’équilibre juste. Continuez ainsi et cette planète cessera de vivre avant le prochain millénaire. Vos savants le savent. Comme ceux qui sont emprisonnés, bâillonnés au nom du consensus de ne pas agir. Ils devront revenir également au devant de la scène, être écoutés par les politiques. La lâcheté doit cesser ! Nous ne vous laisserons pas détruire cette planète ! Vos dirigeants inconscients ne partiront pas s’installer sur une autre planète, en abandonnant la « plèbe », les « esclaves » et les animaux à une mort programmée. C’est leur intention mais nous ne les laisserons pas faire ! Les océans ont donné la vie à ce monde. La vie ne s’éteindra pas sans que nous ayons tenté de vous sauver et de nous sauver par là-même ! Transmettez bien ce message !

L’hydroptère fonça sur New York, siège du gouvernement des mers, issu de l’éclatement de l’ONU à la prise de contrôle de celle-ci par les États d’Asie et d’Amérique du Sud, aidés de ceux d’Afrique. Le dollar avait été supprimé en tant que monnaie mondiale, et sept branches avaient été constituées : gouvernement des richesses minières sous le contrôle de la Chine ; gouvernement de la population, des relations entre les peuples, sous le contrôle de l’Afrique ; gouvernement des mers sous le contrôle de la France qui avait refusé de soutenir le clan dit des « américains » composé des USA, Canada, Australie, Royaume-Uni, états centraux d’Europe ; gouvernement des données de l‘espace par la Russie ; gouvernement du commerce et des échanges commerciaux par les Etats-Unis ; gouvernement de la recherche par l’Inde ; gouvernement de la spiritualité par la Thaïlande et le Vietnam. Chaque gouvernement était représenté par dix membres, sept représentants élus au niveau mondial et trois nommés par l’État ou le groupe d’États responsable. Au-dessus, un conseil d’arbitrage était constitué de sept membres désignés par les États qui avait de fait le pouvoir judiciaire global.

Chaque gouvernement résidait dans un lieu différent de celui du pays de référence. Le gouvernement était sanctuarisé et protégé par le pays qui l’hébergeait.

Arrivé à New York, l’hydroptère déposa Noémie à Roosevelt Island dans le Upper West Side de Manhattan. Un véhicule HDE à haute densité électrique rejoignit le majestueux parc de Central Park West le long de la 8ème avenue et la déposa au gouvernement de la mer installé dans ce qui fut le Muséum américain d’Histoire naturelle. Noémie se promit, dès que la crise serait réglée, de venir déambuler dans les petites rues voisines au milieu des « brownstones », ces petites maisons en grès de couleur rouge qui avaient survécues à l’effondrement dû au Crash financier de 2193. Elle avait toujours rêvé déguster un brunch dans un de ces petits restaurants anciens conservés dans ce quartier. Le temps de lui passer le badge rouge des invités d’honneur et de la revêtir de la toge blanche à liseré rouge, elle fut introduite dans la salle du Conseil où se tenaient les 10 membres du gouvernement.

La responsable Française l’accueillit comme une amie en se levant et en venant au-devant d’elle. Elle lui prit les mains et lui présenta les membres présents, puis l’enjoignit à expliquer de vive voix ce qui l’avait incité à déclencher la procédure d’urgence absolue, contresignée par trois membres de l‘expédition, pour cette réunion.

Impressionnée, Noémie prit quelques instants de recueillement, remercia et entreprit son récit.

— Des poissons qui veulent nous dicter des ordres ? C’est inconvenant et mal venu, dit le représentant américain

— Mal venu, grossier et absolument non-entendable répliqua un anglais. « Absolutely shocking » dit-il dans sa langue.

La traduction était simultanément effectuée dans le casque de chaque participant.

— Madame, je m’étonne en tant que responsable de ce gouvernement. Que croyez-vous avoir compris, entendu, perçu de cet échange avec la raie manta ? C’est ahurissant, ubuesque, précisa-t-il. Vous avez été victimes d’une hallucination collective.

La traduction avait hésité sur le terme ubuesque en indiquant « farcical, ridiculous ».

Noémie rappela l’incident du bateau retourné et la menace de couler le plus gros porte-avions mondial. Le délai courait et il ne restait que vingt heures avant l’échéance fixée.

— Vous voudriez que nous demandions à notre gouvernement d’évacuer notre plus gros porte-avions sur la base d’une pseudo discussion que vous auriez eue ? C’est folie ! dit l’américain.

— Je sais, Monsieur, cela parait absurde, irréaliste, mais c’est bien le message. Procédez à cette évacuation, comme un exercice que vous auriez décidé.

Chacun voulut prendre la parole.

La présidente calma le jeu et posa une question :

— Vous êtes vous posée la question de savoir comment des poissons pouvaient comprendre votre langue et communiquer avec vous ?

— Oui, Madame la Présidente. Cela remonte à une histoire vieille de près de trois cents dix ans. Mon aïeule était directrice de recherche dans un laboratoire sur l’amélioration des espèces de poissons, particulièrement les raies. Lors d’une expérience de manipulation de l’ARNm, un tremblement de terre a détruit le laboratoire, mon aïeule, la réserve de poissons, les études en cours… Nous supposons que le sang de la chercheuse s’est mélangé alors avec la manipulation en cours et a constitué une « chimère » qui s’est répandue dans l’étang de Thau, puis en mer et s’est développée. Plusieurs cycles de reproduction ont dû être nécessaires mais le patrimoine génétique des humains a intégré une partie du patrimoine du génome modifié en laboratoire des poissons. Dans des proportions que nous ne connaissons pas et pour une évolution potentielle que nous ne pouvons supposer. C’est la raison de l’exigence de la raie manta à ce que je sois présente. Elle me reconnaît comme étant une partie de sa « famille ». C’est fou, mais c’est la seule explication.

Le silence se fit à cette déclaration puis le représentant des Caraïbes éclata de rire.

— C’est une histoire de vaudou que racontaient nos ancêtres, c’est un vieux mythe de par chez nous, une allégorie, une histoire que l’on raconte aux enfants pour les endormir ! Les discussions redoublèrent. Le représentant suisse demanda la parole. Sa parole était rare mais toujours précieuse. Le silence se fit pour écouter sa diction lente et basse. Avec componction, il interpela ses collègues.

— Je représente un petit pays qui n’a malheureusement pas encore accès à la mer. Ce que nous revendiquons toujours. Notre seule mer est intérieure, une petite étendue d’eau, le Lac Léman. Cela vous le savez. L’histoire de l’aïeule de Madame est réelle. Son interprétation est osée. Scientifiquement, la probabilité de cette chimère est faible mais la pression exercée par un tremblement de terre pourrait avoir créé les conditions de son apparition. De nombreux rapports ont été fournis ces dernières années sur des rassemblements nouveaux de poissons et d’animaux marins. Les satellites ont détecté des changements de direction de bancs de poissons, comme s’ils obéissaient à des règles différentes, à des missions en quelque sorte. J’ai fait un mémo sur cette question, qui n’a pas rencontré votre intérêt. Je ne représente que le lac Léman, c’est sûr… Mais je vous dis qu’il n’est pas normal que des raies, des requins, des thons et des sardines se retrouvent dans des endroits où ces espèces n’ont pas l’habitude d’être. Ces animaux auraient-ils acquis une intelligence nouvelle ? Je suis enclin à croire ce que dit Madame. Cela nous placerait dans une situation nouvelle, hasardeuse, dangereuse.

— Je refuse qu’on abandonne en mer un navire américain, son fleuron…

La remarque se perdit dans un flot de discussions et d’interrogations.

La présidente reprit le contrôle en déclarant :

— Nous devons avertir le Conseil Suprême de toute urgence. Madame, veuillez rester à notre disposition dans ce bâtiment.

— Alerter le Conseil Suprême en urgence ? En dehors des séances programmées ? Nous ne l’avons pas fait depuis dix ans. Ils ne vont pas aimer…

— À eux de prendre la responsabilité pourtant ! déclara le représentant africain…

Le conseiller suisse reprit la parole de sa voix sourde et posée qui obligeait à prêter attention à ses propos.

— Ils ne vont pas aimer si nous n’avons pas de proposition à leur faire… ré-expliquer une fois encore, reprendre l’analyse va faire perdre du temps. À chaque strate, la crédibilité du discours est un peu plus remise en cause. C’est à nous de trancher et nous avertissons le conseil de notre décision. La question qui est posée est la suivante : faire évacuer le bateau américain ou non ? Point. Après, nous élaborerons une riposte, un axe de discussions, de pourparlers…

Un vote fut ainsi organisé. On demanda à Noémie de sortir. Le vote dura dix minutes. Six voix pour l’évacuation. Quatre voix contre.

Un mémo codé TLS (Top Level Security) fut envoyé au pacha du porte-avions et copie au général en chef de l’armée américaine. Ce mémo disait :

« Nous savons de source sûre, explicite, fondée, vérifiée, que le porte-avions Trump sera la cible d’une attaque visant à le couler à 9H AM demain matin. Les agresseurs sont inédits et les moyens mis en oeuvre inconnus encore à ce jour. Il est de la plus haute urgence de stopper le navire, de l’évacuer de toute homme : équipage, commandement et de retirer les éléments radioactifs du navire. Considérer cet ordre comme absolument définitif et non négociable. Nous ne justifierons pas cet ordre avant la fin de la menace. Présenter cette évacuation à l’équipage comme un exercice de sécurité devant une menace inconnue et réelle. Silence absolu sur cette directive. Signé : le Gouvernement de la mer réuni en séance extraordinaire et urgente le 29 septembre 2373. »

Maintenant, demandons audience au Conseil Suprême, ajouta la présidente du gouvernement de la mer. Cela va tanguer, même sur le lac Léman, ajouta-t-elle avec un clin d’oeil à son collègue suisse.

— Madame, notre lac est petit mais nous avons des creux parfois de plus de deux mètres, ce qui, ramené à sa taille, est phénoménal !

— Cela ne sera rien par rapport au vent qui va souffler force neuf au Conseil Suprême, mais vu la taille de la Terre, ce sera proportionnel à vos tempêtes sur le lac. Allons-y…

La présidente du gouvernement, le représentant suisse, celui d’Afrique et Noémie se dirigèrent vers la salle de conférence où aurait lieu par vision holographique l’entretien. Le Conseil Suprême se trouvait physiquement dans un endroit tenu secret dans les montagnes de l’Oural.

Un personnage se présenta soudainement à la table de conférence. Il semblait furieux. Et pour cause… Il venait d’arrêter un golf virtuel sur le Mont St Clair à Sète. Ce golf était la finale des dirigeants golfeurs. Un « dix-huit trous » à l’histoire étrange. Dans le but de lutter plus efficacement contre le réchauffement climatique, une industrie déclarée « écologique », dans les années 2200, avait, par le biais de l’électrolyse, vidé une grande partie du CO2 que contenait les océans, espérant que ces derniers soient en mesure d’en absorber de nouveau de grandes quantités. La quantité de carbone avait rapidement décrue, entraînant des modifications dans l’air, les océans et sur la terre. Cela avait été catastrophique. Les terres étaient devenues acides. L’humanité avait été au bord de la famine et avait survécu grâce à la surexploitation des mers, des rivières et lacs. Des protéines de synthèse avaient été fabriquées entraînant de graves problèmes sur la santé des Hommes.

La politique folle des écologistes contre le carbone avait été balayée et ses représentants renvoyés à leurs études. Le carbone avait été réhabilité, transformé et stocké, puis utilisé à la fabrication de diamants et de résines nouvelles combinées au lithium et au cobalt de synthèse pour les ordinateurs quantiques.

Dans ces temps-là, un édile voulant voir son nom briller au firmament de la « nomenklatura » financière, avait décidé de « raser » le sommet du Mont St Clair pour y construire un golf de dix-huit trous. Mégalomane au plus haut point, comme la France savait tant en produire, il avait le projet de réaliser un port immense pour accueillir des yachts de luxe et offrir ce golf, un casino et des résidences d’hyper-luxe à des tri-millionnaires. Après des combats homériques, le gouvernement avait mis fin à ces idées folles.

En contre-partie, on avait « construit » un golf virtuel, unique au monde où les joueurs depuis le pont d’un bateau-phare immense avaient l’impression de fouler une prairie s’étendant du bord des Roches blanches à la Chapelle Notre-Dame de la Salette, avec une vue grandiose sur la mer et sur l’étang de Thau, puisque n’apparaissait que verdure, paysages chatoyants, eaux calmes et bateaux à voile circulant sur les ondes. Le spectacle était réputé tel que Sète était devenu un lieu de villégiature pour milliardaires en goguette.

Une invention liée à la virtualisation du golf permettait que le joueur qui frappait la balle à plus de deux cent kilomètres à l’heure, pouvait s’immerger dans la balle et voir l’objectif, le trou, depuis la balle. C’était ahurissant, excitant et émotionnellement délirant.

C’est au moment où il était sur le dernier trou, à deux pars sous son handicap, sanglé virtuellement dans la balle, qui se dirigeait inéluctablement vers le trou qui allait faire de lui le grand gagnant du concours, qu’il fut rappelé par ses pairs et envoyé dans l’Upper West, dans cette salle de réunion, avec une imprégnation instantanée des derniers évènements. L’hologramme, parfaitement vivant, prit la parole.

— Vous nous avez alertés après avoir pris une décision d’évacuation d’un porte-avions américain. Le gouvernement des USA nous a alertés de cette décision. Nous venons de recevoir un rapport chiffré indiquant que la 7ème flotte américaine est encerclée par des myriades de poissons et d’animaux marins. Je suppose que les deux faits sont liés. Expliquez-vous, et vite, je vous prie..

La présidente parla en courtes phrases précises, puis donna la parole à Noémie pour préciser les points de l’échange entre elle et la raie géante.

— En fait, en dehors de vous, personne n’a pu comprendre ce dialogue ? s’enquit la Voix.

— Si, Monsieur, les ordinateurs ont tout enregistré et tout vérifié de manière instantanée.

— Les ordinateurs, les ordinateurs… ont pu être programmés.

— Les bancs de poissons autour de la 7ème flotte sont bien réels…

— Il nous faudra attendre peu pour savoir si vous avez raison ou tort. Je souhaite que vous ayez tort. Si c’est le cas, vous finirez votre vie en prison, car le coût de l’opération d’évacuation du plus gros bateau du monde vous sera imputé. Ainsi que certaines charges plus juridiques…

Le représentant du Conseil Suprême interrogea longuement Noémie sur l’échange, sur son aïeule et ce qu’elle en savait.

Sur un écran, l’évacuation se déroulait en bon ordre. Satellites, avions enregistraient toute l’opération. Cet exercice n’avait jamais été organisé à ce niveau et des enseignements en seraient tirés. A l’heure dite, les poissons refluèrent brutalement, comme si un ordre général d’éloignement de la zone avait été donné. Les avions avaient tous décollé du porte-avions et restaient en l’air. Ils avaient des ordres d’appontage sur d’autres porte-avions de différentes nationalités, au cas où un problème se produirait.

À neuf heures, le silence se fit. Les derniers hommes avaient rejoint les canots et filaient vers les cuirassiers et les remorqueurs. À neuf heures cinq, rien ne s’était produit. Simplement un grondement lointain enregistré par les sonars.

Ce grondement devint vagissement, puis mugissement, puis hurlement. La mer se révoltait, des vagues énormes se formèrent, des creux gigantesques ballotèrent le porte-avions comme un fétu de paille, puis le sol marin se tordit sous l’effet d’une éruption juste en-dessous du bateau. Une boule de feu monta vers le ciel et scia littéralement en deux le porte-avions, le découpant tel un chalumeau géant en plusieurs morceaux qui coulèrent instantanément. En moins d’une minute, tout fut consommé et seule une nappe d’huile et quelques débris marquèrent le lieu où se trouvait le fleuron de la guerre moderne. Sous la pression de l’eau, les chaudières explosèrent au fond de l’océan, l’activité radioactive fit un bond et le silence succéda aux hurlements du métal broyé.

Le délégué mondial se tourna vers Noémie et dit « Il nous faut négocier, puisque nous le pouvons. Vite. Bien. Retournez rencontrer la raie géante. Vous aurez tout pouvoir et ne rendrez compte qu’à moi-même. Merci, Madame. » Puis l’homme-image disparut de la table, appelé à d’autres rendez-vous. Le golf virtuel à Sète était bien loin…

Trois mois après, un protocole fut signé entre le gouvernement des Poissons, représenté par Delphine, et Noémie, représentant le gouvernement des Terriens. Les hommes s’interdisaient tout élevage industriel de poissons et d’animaux marins, s’engageaient à dépolluer les océans, à n’exploiter les fonds sous-marins qu’avec le plein accord du gouvernement des Poissons. La quantité d’aliments marins nécessaire à l’espèce humaine pour se nourrir serait définie et les pêcheurs n’auraient qu’une ligne de pêche large de trois milles autour des côtes et une réserve au sein des Bermudes. Point de pêche au-delà. Les transports seraient réglementés et seraient stoppés à toute injonction des poissons. Le non-respect de ces règles entraînerait ipso facto le blocus des ports par les poissons. L’Australie ayant refusé cet accord se vit entourée d’une ceinture immense de poissons qui se relayèrent et émirent des ondes paralysant tous les appareils électroniques du continent. La rébellion gouvernementale dura deux jours avant une capitulation en « rase mer ». Le continent eut ses communications réduites pendant un an, en guise de sanction.

Noémie garda ce rôle de médiateur et souvent, elle nageait avec la raie manta, au large de Madagascar.

Deux ans après le naufrage du Trump, Noémie prit la direction du gouvernement de la mer. Une raie fut ensuite cooptée à ce niveau.

Il ne fallut que cinq ans supplémentaires pour que le gouvernement des Poissons prit le contrôle du gouvernement des Humains.

Des modifications génétiques commencèrent à être menées sur les humains.

La résistance humaine s’organisa. A sa tête, une jeune fille d’à peine vingt-cinq ans. Elle avait pris le nom d’Anne Louquefort. Sa mère se nommait Noémie…

Moquaden Shomiti – 1er septembre 2023

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